Une campagne contre la drogue faisant appel à la responsabilité individuelle des consommateurs potentiels ou de leur entourage a fait réagir Denis Colombi , qui s’indigne que l’on puisse oublier la dimension collective du problème, pour en faire une simple question de comportement et de choix individuel, sans prendre en compte les raisons sociales d’un phénomène de société.
J’ai dans un commentaire souligné que la prise en compte de la dimension collective ne pouvait exonérer de l’approche par les comportements individuels, et j’aurais pu ajouter et réciproquement. Au delà des opinions et convictions que l’on peut avoir sur le sujet, l’histoire des actions menées dans le domaine de la sécurité des personnes peut éclairer utilement le débat, et montrer les résultats obtenus avec l’une ou l’autre approche.
Ayant commencé ma carrière professionnelle dans un milieu, la mine, où la question de la sécurité se posait en permanence, j’ai rapidement pu observer les moyens mis en œuvre pour essayer de réduire ou maîtriser les risques importants rencontrés dans le travail. Ces risques pouvaient se traduire par des accidents collectifs (par exemple avec les 43 morts à Liévin dans un coup de grisou en 1974, ou les 1099 morts dans la catastrophe de Courrières en 1906), par des accidents individuels (suite à une chute de bloc par exemple) ou par des maladies touchant de manière différenciée les individus apparemment exposés de la même manière ( la silicose, la surdité ou le mal de dos).
Les premières mesures prises pour éviter le renouvellement des accidents ont porté sur la réglementation. Celle ci traitait des questions très diverses (j’ai passé les premiers mois de ma carrière à me palucher la douzaine de gros classeurs détaillants cette réglementation) et cette réglementation, écrite avec du sang car conséquence d’expériences tragiques, conduisait à imposer des caractéristiques de matériel, des conditions d’utilisation et des interdits, des procédures.
Les responsables du domaine ont aussi mis au point des instruments d’analyse des événements, pour notamment comprendre les différentes causes qui s’étaient conjuguées pour aboutir à un accident. Ces causes étaient classées dans différentes catégories : celles qui avaient trait au matériel, celles qui avaient trait à l’organisation, celles qui avaient trait aux hommes et à leur comportements ou leurs compétences. A l’époque où j’ai débuté ma carrière, le principe était d’agir en priorité sur le matériel et l’organisation, et d’essayer de remonter aux causes qui pouvaient expliquer les facteurs humains. Identifier un problème de compétences peut interroger sur cet aspect de l’organisation qu’est le système de formation. Mettre le doigt sur une question de comportement peut interpeller le système de rémunération qui pousse à ce comportement.
Pourquoi cette focalisation sur deux des trois caractéristiques observées ? Je ne m’en souviens plus mais je pense que l’idée était que l’homme n’était pas fiable alors que le matériel pouvait l’être, idée d’ailleurs assez discutable dans le contexte minier, où le matériel souffre beaucoup. C’est un peu la même idée qui amène la SNCF a mettre des dispositifs « hommes morts » pour ses agents de conduite, ou des systèmes qui ralentissent automatiquement en présence d’un signal si le conducteur ne le fait pas (la SNCF a par contre toujours refusé d’aller jusqu’au bout d’une logique qui aurait pu conduire à automatiser la conduite, voire supprimer le conducteur).
Il y avait cependant des actions sur les compétences et sur le management, sous forme de rappel systématique des règles à raison d’une réunion par mois qui permettait de faire chaque semestre le tour des points importants de la réglementation.
Une des préoccupations de l’encadrement était de faire appliquer les consignes de sécurité, par exemple pour que les mineurs travaillant dans les puits portent les équipements de sécurité ou que les ouvriers à front arrosent les produits pour éviter les poussières, les risques (chute dans des puits de 700 m de haut ou silicose) étant pourtant bien connus des intéressés.
Plus tard, .ayant fait un audit dans une autre mine, j’avais pu noter qu’un responsable d’exploitation de jour avait obtenu une très forte amélioration des résultats sécurité en jouant sur les trois caractéristiques classiques : le matériel et l’organisation, mais aussi le facteur humain, justement dans une logique de responsabilité individuelle. Cela consistait par exemple à voir systématiquement ceux qui avaient été blessés au retour de leur arrêt pour analyser l’accident avec eux. Une action avait porté spécifiquement sur les poly blessés, qui se trouvaient souvent de jeunes embauchés, pouvant manquer de formation, mais souvent n’ayant pas assez de conscience des risques encourus.
Dans les années 80, les résultats obtenus par Dupont De Nemours ont aussi commencé à être diffusés un peu partout. Cette entreprise chimique américaine qui s’est préoccupé de sécurité depuis plus de cent ans a donné une très forte priorité à ce sujet : toute réunion, quelque soit son sujet, commence par au moins 5 minutes sur la sécurité. L’entreprise prend bien sûr en compte les questions matérielles et organisationnelles, mais elle vise beaucoup les comportements. Dans les escaliers du siège parisien de l’entreprise, on peut voir des affiches « tenez vous à la rampe », ce que je n’ai vu que dans une autre entreprise très récemment (et justement, il s’agissait d’une entreprise chimique). Cette méthode était efficace : dans les années 80, Du Pont avait 30 fois moins d’accidents que la moyenne du secteur !
Pour ceux que cela intéresse, on trouvera ici et là des éléments qui montrent que le nombre d’accidents du travail diminue malgré l’augmentation des effectifs. Et encore, en 1970, il y avait déjà eu de nets progrès faits par rapport à la situation des années 50.
D’une certaine manière, on peut considérer que la sécurité routière a suivi la même évolution. Il a fallu d’abord traiter les points noirs, mettre des glissières le long des autoroutes ou remplacer les routes à trois voies dont la voie médiane pouvait être utilisé par les usagers venant dans les deux sens, par des systèmes alternants pour chaque coté un et deux voies.
Mais dès qu’on a mis en place la ceinture de sécurité, on a pu observer qu’il ne suffisait pas d’obliger les constructeurs à la prévoir sur tous les modèles, encore fallait il que les conducteurs la mettent ! On est ainsi entré dans la chasse aux comportements considérés comme à risque, qu’il s’agisse de la conduite sous emprise d’alcool ou de vitesse excessive. et on doit constater que le nombre d'accidents mortels a fortement diminué
Denis Colombi m’objecte qu’on ferait mieux de brider les moteurs. Au-delà de ce point précis dont je ne connais guère les tenants et aboutissants, les partisans du tout collectif pourront toujours trouver un point collectif qui na pas été traité de manière satisfaisante. Mais doit on attendre pour agir sur la responsabilité individuelle d’avoir réglé tous les problèmes collectifs? Faut il refuser toute information sur les méfaits de la drogue au prétexte qu’elle fait appel à la responsabilité collective tant qu’on n’aura pas réglé toutes les causes sociales de la demande de drogue, autant dire la reporter à jamais ?
Non, il faut agir sur toutes les causes, sans refuser un seul levier d’action efficace !
Pour ceux que cela intéresse, on trouvera dans ma série sur la conduite du changement deux méthodes qui partent l’une d’une démarche sociologique, l’autre d’une démarche individuelle. J’ai pu observer que les deux permettent d’obtenir des résultats, mais je pense qu’en fait elles sont toutes les deux basées sur une logique de confiance envers les salariés, au rebours des logiques de maîtrise par le contrôle.
On trouvera aussi dans un article sur les prisons le reflet d’une question du même ordre.
PS qui n’a que partiellement à voir :
Denis Colombi avait introduit son article par une allusion à la question du chômage et j’avais noté que sur ce point aussi l’action sur les individus est efficace. J’ai retrouvé à ce sujet un texte concernant les structures du type pôle emploi en Europe ; A partir d’une étude que j’avais pu consulter sur le sujet, j’avais commencé une série d’articles que je ne crois pas avoir publié. Je reprends donc ce que j’ai écrit mais non publié il y a deux ans, parce que justement, mon texte montre comment une action d’accompagnement des individus a un impact sur la diminution du chômage.
La montée vers un chômage de masse a paru inéluctable à la fin des années 70 et surtout au début des années 80, quand les mesures adoptées par la gauche n'ont pas interrompu le phénomène. Il s'est installé l'idée que l'emploi était un gâteau limité, qu'il fallait se battre pour empêcher sa diminution (les plans de licenciements), diminuer le nombre de convives (par le congé parental ou le retour au pays, déjà sous Giscard, massivement par les préretraites ensuite) ou répartir la pénurie (RTT). Le retour de la création d'emplois en fin 1985, conséquence du plan Delors, et la trop courte embellie 88/90 n'ont pas remis en cause cette idée.
Dans ce contexte, l'idée qu'il n'y a pas d'emplois pour tout le monde ne pousse guère à demander à l'ANPE de réaliser l'impossible. On va plutôt se soucier de l'indemnisation des chômeurs et du cas des jeunes, avec les emplois aidés et les stages parking.
L'amélioration significative de la situation depuis 1997 rend aujourd'hui plus audibles les pratiques de nombreux pays qui ont des meilleurs résultats que la France dans le domaine de l'emploi (la France est mal classée dans ce domaine en Europe).
L'idée dominante est que le retour à l'emploi doit être rapide
La première raison est explicite dans le rapport : plus long est la durée de chômage, plus difficile est le retour à l'emploi. Un délai maximal de 14 mois est même cité,au delà duquel le retour est très difficile. Bien sûr, les plus aptes à retrouver un travail l'ayant déjà fait, ceux qui restent sur le carreau sont forcément moins adaptés au marché du travail. Mais il y a plus. Au delà d'une telle durée, l'image donnée par le chercheur d'emploi vis à vis des recruteurs est très négative (on retrouvera ce problème pour les femmes après les congés maternité et surtout parentaux) et d'autre part, le chômeur s'est lui même à force éloigné de l'emploi, dans ses comportements comme dans sa connaissance de l'emploi.
La deuxième raison, qui mérite d'être explicitée, est qu'un retour rapide des chômeurs à l'emploi est favorable au volume de celui-ci. Le fait qu'un employeur ait du mal à trouver une personne dont il a besoin est un frein à l'activité et à la croissance. En aidant à la rencontre d'une demande et d'une offre d'emploi, un service public de l'emploi favorise donc l'emploi et la baisse du chômage. A contrario, en laissant des personnes s'enfermer dans le chômage de longue durée et dans une situation éloignée de l'emploi, on diminue le nombre de personnes susceptibles de répondre positivement à une offre et donc on diminue au final l'emploi;
On peut développer cette idée en s'appuyant sur les notions de chômage structurel, conjoncturel et frictionnel.
En l'absence de chômage conjoncturel, les employeurs ne trouvent personne de valable pour répondre à leurs besoins : aider un chômeur à développer ses aptitudes à tenir cet emploi va donc diminuer le chômage structurel donc dans ce cas le chômage tout court.
Si on défini le chômage frictionnel comme le délai d'ajustement pour passer d'un emploi à un autre, ou le délai pour qu'un employeur trouve la personne dont il a besoin, on conçoit que la réduction de ce délai diminue le nombre de chômeurs.
Toutes ces notions participent de l'idée que le "gâteau " de l'emploi n'est pas fixe mais au contraire élastique par nature.
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