L’augmentation de l’espérance de vie pose un redoutable défi pour la gestion des caisses de retraite, mais l’histoire de son évolution, hier et aujourd’hui est une sacrée épine dans le pied des écologistes les plus radicaux, qui n’hésitent donc pas à dire n’importe quoi sur le sujet. Il est vrai qu’ils ne sont pas toujours les seuls à se tromper.
Dans la revue Sciences Humaines de ce mois figure un entretien revivifiant avec Michel Serres, mais il fait une erreur assez classique en expliquant que du temps de nos arrières grands parents, l'espérance de vie au moment du mariage n'était que de 5 ans car on vivait en moyenne 32 ans
Au-delà du fait qu'en réalité, l'espérance de vie était déjà supérieure à 32 ans au milieu du 19ème siècle, le philosophe fait une erreur de raisonnement en faisant la différence entre l'espérance de vie à la naissance et l'âge atteint pour calculer l’espérance de vie restante
En fait, comme une partie de la classe d'âge est déjà décédée, pour avoir une durée de vie moyenne de 32 ans pour l’ensemble de la classe d'âge, il faut que ceux qui sont encore vivants à 27 ans vivent en moyenne nettement plus de 5 ans(en fait, une bonne trentaine d’années dans l’hypothèse avancée).
Dans un autre article, publié par la revue de la Documentation Française « Problèmes économiques », Hervé Kempf, qui fut responsable de la rubrique Planète au Monde et qui sévit aujourd'hui à la revue »Reporterre », déclare tranquillement : « durant un siècle, en effet, l’espérance de vie a augmenté. Mais les études montrent qu’elle n’augmente plus dans les pays développés, voire diminue ici et là ».
Deux erreurs en si peu de mots, ce n’est pas mal, non ? Si ce journaliste nous raconte des histoires sur des points aussi incontestables et faciles à vérifier, comment pourrais-je lui faire confiance sur ses théories par ailleurs ?
D’abord, l’augmentation de l’espérance de vie n’a pas commencé il y a un siècle mais il y a plus de 220 ans, voire 250 ans (en fait de façon certaine en 1790 avec la découverte de Jenner, mais il y a déjà des progrès légers avant). Ensuite, elle continue à augmenter, au grand dam des écologistes radicaux ! Il faut dire que c’est toute l’histoire de l’augmentation de l’espérance de vie qui va à l’encontre des idéologies des plus radicaux de ceux qui s’auto proclament écologistes.
En 1750, l’espérance de vie est de 27 ans seulement, avec la moitié d’une classe d’âge qui meurt avant 5 ans, ce qui signifie que l’espérance de vie de l’autre moitié frôle les 50 ans. Si l’espérance de vie augmente en France à partir du milieu du 18ème siècle, c’est notamment parce que le stockage des grains et la capacité de les transporter d’une région à l’autre permet d’éviter des famines localisées tels qu’on les connaissait auparavant : c’est le contraire du circuit court, si à la mode aujourd’hui. Au point qu’à la fin du 18ème siècle, l’espérance de vie atteint 30 ans, soit un gain de 3 ans, notable, mais beaucoup moins rapide que ce qu’on observera au 20ème siècle.
Un événement va faire faire un bond énorme en peu de temps, puisque les 37 ans sont atteints vers 1810. Cet événement est la découverte par Jenner de la vaccine, qui va donner le premier vaccin, contre la variole. Au moment où des militants luttent contre la vaccination, au péril de leurs enfants, il n’est pas inutile de rappeler le rôle majeur tenu par les vaccins, dans les pays développés d’abord, dans tous les autres ensuite.
La revue Populations et Sociétés de l’INED expose dans son remarquable numéro de décembre 2010 (dont j’ai déjà parlé ici) la manière dont l’espérance de vie a progressé, en regardant la progression des meilleurs résultats mondiaux pour les femmes, à la naissance, à 40 ans, 60 ans et 80 ans. On commence à la fin du 18ème siècle :
De 1790 à 1885, au contraire, l’espérance de vie maximum décolle fermement: la pente de la droite d’ajustement est de près de 12%. La rupture de 1790 coïncide parfaitement avec la diffusion du premier vaccin, la vaccine de Jenner, permettant d’obtenir un recul significatif de la variole qui entraînait alors de nombreux décès d’enfants; mais elle doit sans doute encore plus aux grands progrès faits à la fin du xviii siècle en matière de production agricole, de circulation des denrées et de contrôle des épidémies.
A cette époque, les gains se font essentiellement sur la baisse de la mortalité des enfants. Si la pente est de 12% à la naissance, elle n’est en effet « que » de 5% à 40ans, 3% à 60 ans et 0.1% à 80 ans.
Cette progression de l’espérance de vie maximum s’accélère brusquement au milieu des années 1880 pour s’ajuster jusque vers 1960 sur une droite dont la pente est de 32%, soit un progrès très rapide de 4 mois d’espérance de vie par an. Là encore la rupture coïncide avec une innovation médicale majeure, les découvertes de Pasteur. Outre les immenses progrès sanitaires auxquels celles-ci ont ouvert la voie (asepsie, vaccins, sulfamides, antibiotiques), il faut aussi relier l’accélération du rythme aux innovations sociales et culturelles qui ont permis de diffuser au plus grand nombre les bénéfices de ces avancées médicales, de l’instruction obligatoire aux systèmes de sécurité sociale et aux autres avantages de l’État-providence.
Cette accélération des gains, d’autant plus remarquable qu’elle porte sur une durée importante (3/4 de siècle !), ne peut évidemment pas se faire uniquement sur la survie des enfants, même si celle-ci va conduire à une mortalité infantile très faible. Les pentes de gains passent à 9% à 40 ans, 4% à 60 ans et 1% à 80 ans. A noter que ces gains à tous les âges montrent que se trompent ceux qui croient qu’en sauvant les plus « faibles » parmi les jeunes, on va augmenter la mortalité aux âges moyens ensuite : c’est bien le contraire qu’on observe.
A partir de 1960, les gains de la révolution pasteurienne s’épuisent, ce qui va se traduire par la stagnation (puis la baisse) de l’espérance de vie en URSS et, en partie, dans les pays satellites. Mais ce que l’étude appelle la révolution cardiovasculaire va prendre le relais à l’Ouest. La courbe n’est plus « que « de 23 % et 3 mois par an à la naissance, mais elle continue à augmenter aux autres âges : 17% à 40 ans, 14 % à 60 ans et 7% à 80 ans. C’est en effet plus difficile de gagner 3 mois à la naissance en reportant le décès d’une personne de 60 ans qui va gagner 10 ou 20 ans d’espérance de vie qu’en reportant celui d’un bébé à qui on fait gagner 70 ou 80 ans de vie.
L’étude fait apparaitre une nouvelle rupture à la fin des années 90, en faisant passer la pente de gains à 20 % pour les plus de 80 ans. A l’époque (en 2010) l’auteur note une différence entre les évolutions américain, japonaise et française, seule les deux dernières étant positives, et pointait comme explication l’attention aux personnes très âgées, en lien avec une politique de solidarité ; Depuis, les États Unis ont en partie réduit leur retard (avec une espérance de vie gagnant 1.5 ans entre 2008 et 2015).
Les derniers résultats en France montrent que l’espérance de vie calculée a une progression un peu moins linéaire que précédemment, en raison de la plus ou moins grande force des épidémies de grippe. Mais dès qu’on prend un peu de recul pour regarder les résultats sur 3 ou 5 ans plutôt que sur une seule année, il est patent que les gains continuent nettement. Contrairement à ce que prétendent nos écologistes radicaux qui veulent agiter l’épouvantail de la dégradation de l’environnement, à cause du diésel, des OGM ou des ondes électromagnétiques.
Il est également très à la mode de célébrer la connaissance des plantes qu’avaient nos ancêtres et de louer l’ancienne médecine chinoise ou celle des chamans incas. Au passage, on soulignera que ces médecines étaient naturelles (sous-entendu notre médecine ne l’est pas, qui fait appel à des médicaments produits par l’industrie pharmaceutique, quelle horreur !). Ceux qui écoutent ces billevesées ne semblent pas s’interroger sur les résultats comparés. Ils sont pourtant sans appel : 27 ans d’espérance de vie en 1750, avec tous ces savoirs transmis de père en fils ou de mère en fille, 80 ans aujourd’hui avec les progrès de l’hygiène et de la médecine : il n’y a pas photo !
Pour terminer, un petit tableau. Il reprend pour les hommes et pour plusieurs âges, le nombre de survivants sur 100 000 à cet âge et dans l’année en question, puis l’espérance de vie au même âge (ce sont les chiffres fournis par l’INSEE pour la France). Ceux qui voient dans ces statistiques la preuve que l’espérance de vie stagne ou même diminue ont de drôles de clés de lecture !
Le nombre de survivants d’une classe d’âge permet de calculer une espérance de vie médiane : l’âge qu’atteignent 50 000 membres sur les 100 000 initiaux. La moitié de la classe d’âge est décédée avant cette médiane et l’autre moitié vivra plus longtemps.
L’espérance de vie médiane des hommes en France est passée de 78.6 ans en 2000 à 82.1 en 2012, celle des femmes de 85.8 ans à 88.1 ans. Soit en 12 ans, un gain de 3.5 ans pour les hommes et 2.3 ans pour les femmes. L’augmentation de la consommation de tabac par les femmes depuis une quarantaine d’années explique que l’écart d’espérance de vie entre femmes et hommes, plus fort en France qu’ailleurs, soit en diminution.
|
60 ans |
|
70 ans |
|
80 ans |
|
90 ans |
|
2000 |
85 227 |
20.23 |
70 997 |
13.17 |
45 779 |
7.45 |
13 266 |
3.74 |
2001 |
85 395 |
20.43 |
71 541 |
13.31 |
46 614 |
7.54 |
13 857 |
3.76 |
2002 |
85 561 |
20.64 |
72 069 |
13.47 |
47 476 |
7.63 |
14 479 |
3.80 |
2003 |
85 705 |
20.77 |
72 509 |
13.54 |
48 056 |
7.66 |
14 731 |
3.78 |
2004 |
86 117 |
21.04 |
73 306 |
13.75 |
49 207 |
7.80 |
15 588 |
3.85 |
2005 |
86 484 |
21.25 |
73 989 |
13.91 |
50.236 |
7.89 |
16 242 |
3.91 |
2006 |
86 889 |
21.59 |
74 731 |
14.21 |
51.654 |
8.09 |
17 542 |
4.02 |
2007 |
87 108 |
21.74 |
75 086 |
14.35 |
52 484 |
8.15 |
18 068 |
4.01 |
2008 |
87 390 |
21.94 |
75 561 |
14.52 |
53 452 |
8.23 |
18 815 |
4.01 |
2009 |
87 562 |
22.08 |
75.893 |
14.64 |
54 181 |
8.28 |
19 249 |
3.99 |
2010 |
87 744 |
22.22 |
76 186 |
14.77 |
54 867 |
8.35 |
19 835 |
4.01 |
2011 |
87 947 |
22.44 |
76 536 |
14.97 |
55 714 |
8.49 |
20 727 |
4.07 |
2012 |
88 271 |
22.56 |
76 885 |
15.10 |
56 416 |
8.56 |
21 301 |
4.08 |
2013 |
|
22.69 |
|
15.23 |
|
8.64 |
|
4.09 |
Les résultats sont sans appel. L’État s’est donné comme objectif de réduire au maximum ce qu’il considère comme des « morts prématurées », celles avant l’âge de 65 ans. Sur 100 000 naissances, les décès avant 60 ans sont en tous les cas passés de 14 773 à 11 729 de 2000 à 2012, soit une baisse remarquable de 20.6%. La baisse est de 20.3% à 70 ans et de 19.6 % à 80 ans. Elle n’est « que « de 9% à 90 ans, mais on peut aussi remarquer que la cohorte des survivants a augmenté de 60% !
On observera que le gain entre 2006 et 2007 est plus faible que la moyenne, mais c’est en fait l’année 2006 qui était particulièrement favorable, comme on le voit en la comparant à l’année 2005.
Justement, l’année 2006 constitue un point haut pour la dernière colonne, celle de l’espérance de vie à 90 ans, qui avait déjà baissée (un peu) en 2003, l’année de la canicule. De 2006 à 2009, cette valeur est en baisse, mais elle est toujours supérieure au niveau de 2005. Puis en 20010, elle repart à la hausse au-dessus du niveau de 2006.
Il est vrai que pour cette valeur, les gains paraissent lents. Mais au final, il y a sur 12 ans un gain de 9%, quand celui à 60 ans est de 12 %, il est vrai sur une valeur nettement plus forte
L’INED explique que pour Buffon, la vie humaine avait son maximum à 100 ans. Fontenelle qui fut secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, mourut à 33 jours de son 100ème anniversaire. Sur cs 100 ans, on a gagné entre 10 et 22 ans, selon que l’on compte l’âge de la doyenne des Français aujourd’hui ou celui de Jeanne Calment. C’est beaucoup, mais très faible par rapport à l’espérance médiane, passée de moins de 10 ans à 82 ans pour les hommes !
On constate que, encore aujourd’hui, l’âge du doyen a tendance à augmenter, mais nettement moins vite que l’âge médian de décès. Il est vrai que cette deuxième donnée est beaucoup moins volatile. On peut donc penser que les gains vont se ralentir un jour. Mais de stagnation ou de baisse, il n’en est absolument pas question dans les données !
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