Le Monde du 26 août nous explique en page 12 que « la fonction de DRH traverse une crise d’identité » et note que « la financiarisation de l’économie pousse au second plan la réorganisation du travail dans l’entreprise». Ce constat me semble avoir au moins 10 ans de retard, mais aborde une question cruciale, qui pourrait revenir un jour sur le devant de la scène.
Après la guerre, l’organisation du travail dans les entreprises françaises a été marquée par la mise en place du taylorisme, qui a permis les énormes gains de productivité à la base des 30 glorieuses. A partir des années 70, ce modèle est remis en cause et va, dans le monde industriel, laisser progressivement la place au toyotisme. J’ai expliqué dans un billet, intitulé la remise en cause du fordisme, les raisons de cette transformation. J’ai participé à écrire en juillet 1991 un document qui expliquait les raisons du changement et les caractéristiques du modèle, à partir d’expérimentations suffisamment nombreuses à ce moment là pour les modéliser : c’est dire que le sujet n’est pas vraiment nouveau !
Ce changement de l’organisation du travail vise une nouvelle efficacité, ce qui intéresse bien sûr les directions d’entreprise et il touche aux compétences et à leur acquisition ainsi qu’à la motivation des salariés, ce qui intéresse directement les DRH. Mais selon que le changement est porté par les directions industrielles ou par les DRH, ce ne sont pas forcément les mêmes variantes du modèle qui sont choisies : en particulier la place faite à l’autonomie du salarié, à sa reconnaissance comme acteur reste ouverte. Ce n’est pas neutre pour un syndicat comme la CFDT qui, d’après l’article du Monde, se pose aujourd’hui des questions sur le sujet.
Le système taylorien, basé sur le cloisonnement et la spécialisation ne répond pas bien aux nouvelles exigences d’efficacité, en terme de productivité, de délai et de qualité. Pierre Veltz en a décrit certaines caractéristiques dans le livre « le Nouveau Monde Industriel », paru en avril 2000 (et non 2008 comme l’écrit le Monde par erreur). Son collègue du LATTS Philippe Zarifian avait théorisé les questions posées en mettant en avant la notion d’événement, moment où se joue l’efficacité (sur un incident ou sur une opération délicate/spécifique).
Pour faire face correctement à ces événements à enjeu de productivité, de délai ou de qualité, les nouvelles organisations du travail parient sur le fonctionnement collectif et sur l’accroissement des compétences. Le fonctionnement collectif donnera les équipes autonomes, les cellules de production ou les unités élémentaires de travail de Renault (entreprise citée par l’article du Monde, ce n’est pas un hasard). Certaines variantes de ces nouvelles organisations seront plus que d’autres apprenantes et pédagogiques, qualifiantes, parce qu’il faut maintenant que les anciens OS soient capables de faire de la maintenance, du contrôle qualité et même de proposer des améliorations. Cela donnera l’usine Péchiney de Dunkerque sous les encouragements de Martine Aubry (alors DRH de l’entreprise) et de Jean Gandois son PDG. Cela donnera aussi l’accord CAP 2000 de la sidérurgie, avec la volonté de faire évoluer l’organisation du travail pour utiliser les compétences acquises. On trouvera aussi Rhône Poulenc ou Schneider à la pointe de l’expérimentation organisationnelle. La question des compétences et de leur reconnaissance étant posée, il n’est pas étonnant de trouver dans le paysage Philippe Denimal, cité par le Monde, qui s’intéressa à ces questions comme spécialiste des classifications (il a écrit le « Que sais je ? » sur le sujet).
En responsabilisant les équipes sur les résultats, les nouvelles organisations visent à augmenter la motivation des salariés. En mettant en place dans une usine Renault ce qui sera l’ancêtre des Unités élémentaires de travail, un de mes collègues consultant propose deux changements apparemment minimes mais qui transforment radicalement la place prise par les anciens OS. D’abord ils doivent signaler par une petite pastille un éventuel défaut de réalisation. Cela veut dire bien sûr que la qualité est leur affaire mais aussi qu’ils ont droit à l’erreur, à condition de participer à son redressement rapide. Ensuite, ils signalent au bureau des méthodes les problèmes rencontrés et peuvent exiger de celui-ci qu’il revoit l’emplacement de la visseuse ou règle le problème d’approvisionnement qui fait qu’une vis sur 100 est défectueuse. Dans les deux cas, ils passent du statut de celui qui n’a que le droit d’ obéir à celui de l’acteur responsable dont la parole est à prendre en compte, à qui on doit des comptes. Pour les DRH qui s’engagent sur cette voie de l’organisation du travail, ce n’est qu’en reconnaissant toute sa place d’acteur au salarié qu’on pourra attendre de lui de la motivation pour son travail.
Mais tout cela est maintenant assez ancien. Certains des DRH qui ont porté ces évolutions sont en retraite. Les industries qui n’ont pas revu leur organisation du travail pour passer à une variante ou une autre du toyotisme ont disparues. Parmi celles qui sont restées, quelques unes ont adopté des modèles plus responsabilisant et qualifiants que d’autres mais n’ont pas fait la preuve évidente de leur plus grande efficacité. Ceux qui ont choisi la version la plus taylorienne avec une interprétation rigide des logiques de norme qualité du type ISO 9000 ou une accentuation de la pression hiérarchique n’ont pas non plus convaincu. Toyota et Général Electric qui ont systématisé la participation des salariés dans le progrès permanent s’en sortent plutôt bien. Le modèle n’est donc pas encore stabilisé.
Au milieu des années 90, quand le nouveau modèle n’était plus à inventer mais à déployer partout, l’heure pour les DRH n’est plus à l’organisation du travail mais, comme le note l’article, à la mise en œuvre de nouveaux plans sociaux dans une conjoncture très maussade. Ensuite arrive pour eux l’ARTT. Certains parmi les très proches de Martine Aubry (et sans doute elle-même aussi), imaginent que le temps de travail sera une nouvelle occasion de revoir l’organisation du travail, et pas seulement cette fois dans l’industrie. Il est vrai que la réduction du temps de travail pousse à la polyvalence et au travail collectif mais la question de la place d’acteur pour les salariés n’est pas posée. Et surtout, alors que précédemment le changement d’organisation vient du besoin de l’entreprise, l’ARTT est vécu par les dirigeants comme une contrainte externe imposée de façon déplaisante par un politique qui ne comprend rien à leurs problèmes. Ce n’est donc pas le bon moment pour revoir les questions de pouvoir.
Aujourd’hui, comme le note Charlotte Duda dans l’article du Monde, l’heure est à la GPEC pour les DRH, encore sur une impulsion gouvernementale d’ailleurs. L’enjeu pour les DRH est toujours de permettre au salarié d’être acteur, non plus du contenu et de l’organisation de son travail, mais de sa carrière. Le sujet est plus directement RH mais il questionne toujours le partage des pouvoirs dans l’entreprise et le rôle de la hiérarchie.
On peut donc dire que l’article du Monde est non seulement en retard puisqu’il découvre un changement déjà bien ancien, mais que de plus il fait l’impasse sur le sujet essentiel de la place du salarié.
On peut se demander aussi si la
question de l’organisation du travail n’est pas en train de réapparaître
ailleurs. Le livre de F Dupuy, « la fatigue des élites », posait la
question du travail du cadre et de son organisation avec le développement du
fonctionnement en mode projet, bien avant les phénomènes de suicides à
Guyancourt. Et la question de la motivation est particulièrement prégnante dans
certains services, ce qui pousse des DRH à essayer d’y introduire les solutions
qu’ils ont connues hier dans l’industrie. J’essaierai d’en parler une autre
fois.
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