J’avais noté dans mon premier article que la gauche n’avait cessé de voir ses idées triompher pendant les deux siècles qui suivent la Révolution. Ce n’est pas vraiment le cas en ce qui concerne la démocratie: ce serait plutôt ce qu’on peut considérer comme le « centre » qui a fini par voir ses idées l’emporter.
Avant d’aller plus loin, je précise que ce qui va suivre s’appuie sur la lecture d’un livre à la fois passionnant et ardu à lire (au moins pour moi):La démocratie inachevée, de Pierre Rosanvallon, paru en 2003. Au moment de la Révolution Française, puis sous la Restauration, ceux qu’on peut situer à droite, c’est-à-dire les partisans de la monarchie (quelque soit sa forme) prônent un régime oligarchique, ce qui les amènera plus tard à mettre en place un suffrage censitaire. Ils se méfient du peuple et repoussent donc le suffrage universel. En face, on trouve bien sûr des partisans du suffrage universel et de la démocratie, héritiers de Montesquieu, des Lumières et surtout de JJ Rousseau. On est aujourd’hui habitué à penser que la démocratie s’appuie sur le pluralisme et sur un certain nombre de libertés (liberté d’opinion, de la presse, de réunion…). Or les partisans révolutionnaires de la démocratie, en particulier ceux qui vont suivre Robespierre, ne définissent pas ainsi la démocratie. Ils sont en fait sur une définition étymologique : la démocratie c’est le pouvoir du peuple. Évidemment, cette définition s’oppose à la monarchie ou à l’oligarchie: elle est assez naturelle en raison du contexte. Et personne ne la renierait aujourd’hui Mais cette pensée s’appuie sur un mythe fondateur: l’unité du peuple. Ce mythe rousseauiste est fortement partagé parmi les révolutionnaires. Il permettra, dès 1789, à un Mirabeau, qui n’est certainement pas le plus à gauche des révolutionnaires,de faire sa célèbre déclaration « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes » Puisque le peuple est un et que sa volonté est souveraine, le gouvernement doit être l’expression de ce peuple et de sa volonté. Tout ce qui se peut réduire le lien entre le peuple et le gouvernement est à proscrire. C’est l’une des raisons qui justifie la loi Le Chapelier de l’interdiction des corporations. Les porteurs de cette idée, qui se trouveront à bientôt la gauche du mouvement, se méfient d’une démocratie représentative qui met un intermédiaire entre le peuple et son expression à la tête de la nation (elle aussi une et indivisible). La Terreur va donc donner la parole et le pouvoir au peuple (au peuple parisien en réalité) y compris pour contester les élus. Plus tard, sous la deuxième République, l’insurrection sera considérée par un Blanqui comme l’expression la plus pure de la volonté du peuple. Au début de la troisième République, la gauche la plus extrême (les anarchistes héritiers de Blanqui notamment) va se battre pour le mandat impératif, contre le point de vue des Républicains qui défendent une démocratie représentative. Dans les années 1880, les socialistes seront sur une position proche et considéreront que les questions de représentation ne sont pas essentielles, au contraire des sujets économiques et sociaux. Mais ils changeront assez vite d’avis et la question de la démocratie sera un critère de séparation majeur entre partisans et adversaires des conditions de Lénine au Congrès de Tours. (mon beau frère prétend que je devrai citer ici le discours de Blum à ce congrès, mais à vrai dire je ne l‘ai pas trouvé). Les communistes, à la suite de Marx puis de Lénine, reprendront le mythe du peuple un. Certes, ce n’est plus en se débarrassant des rois et de leurs alliés qu’on va donner le pouvoir au peuple mais en se débarrassant des patrons capitalistes. Mais le mode de raisonnement est le même. Le thème du Grand Soir en est une des expressions les plus parlantes : une fois les oppresseurs disparus, les problèmes de pouvoir ne se posent plus et le peuple uni pourra construire dans l’unité des lendemains qui chantent. D’une certaine manière, le discours de la gauche du « non » défendant l’idée d’une Constituante élue directement par le peuple et refusant d’admettre que la Constitution Européenne doive être le résultat d’un compromis, repose sur le même mythe du peuple un. La démocratie, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’est évidemment pas l’héritière de cette gauche radicale. Elle se construite peu à peu, en s’appuyant sur des réflexions conceptuelles, mais aussi et peut être par opposition aux dérives rencontrées, au point que Rosanvallon peut parler de démocratie négative : la démocratie, c’est ce qui permet d’éviter les régimes basés sur la violence, sur l’oppression, sur la privation de liberté. On n’est pas loin de Churchill déclarant que la démocratie est le plus mauvais des systèmes à l’exception de tous les autres. Karl Popper l’exprimera à sa façon : réaliser la démocratie ne veut pas tant dire mettre le peuple au pouvoir que s’efforcer d’éviter le péril de la tyrannie. C’est ainsi qu’après Thermidor, et surtout avec la fondation de la 3ème République, les constitutionnalistes vont tenter de mettre en place un régime qui évite les excès précédents (avec plus de succès pour les seconds que pour les premiers): la monarchie et la Terreur pour les premiers, le bonapartisme et la Commune pour les seconds. Le régime qui se met en place de façon durable après 1870 repose sur le suffrage universel (encore que les femmes ne l’auront qu’en 1945) et sur le parlementarisme : c’est une démocratie représentative. Mais il repose aussi sur un ensemble de libertés, inconnues sous l’Empire, qui permettent à l’ensemble des citoyens de se forger leur opinion et de l’exprimer, y compris en dehors des périodes de scrutins. Si le régime parlementaire est l’héritage de la gauche modérée, les libertés qui l’accompagnent ont été défendues dans leurs principes dès le début du 19ème siècle, par ce qu’on pourrait considérer comme une droite modérée, les libéraux. En quelque sorte, c’est la conjonction des idées du centre droit et du centre gauche. Aujourd’hui, la droite peut donc se considérer sur la question de la démocratie comme l’héritière des libéraux et de Tocqueville, et la gauche comme l’héritière des républicains et de Condorcet. Au niveau européen, la construction des mécanismes régissant l’Union a ainsi pu être l’œuvre conjointe des chrétiens démocrates et des sociaux démocrates. Si P Rosanvallon défend l’idée de démocratie inachevée plutôt que négative, c’est, si j’ai bien compris, qu’il estime que, par nature, la démocratie est mouvement et se vit comme construction permanente d’un collectif cohérent qui fait nation. Il aborde aussi la question qui me parait majeure de l’articulation de l’individu et du collectif, complémentaires et non opposés. Reste que notre démocratie et perfectible. Il me semble qu’au-delà de questions d’organisation de la vie politique (abordées par la commission Balladur et par le parlement ces jours ci), se pose celles de la décentralisation (qui au-delà de sa possible plus grande efficacité rapproche la décision du citoyen), du référendum, local ou national, (la gauche continue à avoir des doutes sur ct outil parce que Napoléon 3 s’en est servi comme plébiscite, alors que le vrai problème était le caractère illibéral du régime référendum est-il un outil de démocratie ? ) à initiative citoyenne ou non et celle du statut de l’élu. Sur ces questions, il me semble qu’on retrouve la possibilité de points de vue commun d’un centre droit et d’un centre gauche, définis de façon large (ceux qui ont soutenus le projet de constitution européenne par exemple). Pour finir, une proposition personnelle de définition de la démocratie, assez proche par certains aspects de l’idée de démocratie négative mais qui s’appuie aussi sur l’idée de pluralisme: la démocratie, ce n’est pas que le gouvernement par la majorité, c’est aussi le système où la minorité n’est pas opprimée. Ce sera évidemment le thème de l’article suivant !
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