Les médecins généralistes sont en grève en réaction aux projets gouvernementaux, en particulier l’instauration du tiers payant généralisé. Alors qu’elle a cédé apparemment beaucoup aux urgentistes, Marisol Touraine, ministre de la santé, semble chercher l’épreuve de force avec les médecins libéraux
Au premier abord, on ne comprend pas bien la situation, le tiers payant paraissant une bonne idée pour le consommateur, d’autant plus qu’elle semble fonctionner sans trop de problèmes dans les pharmacies.
Ensuite, on comprend vaguement que le conflit, comme c’est souvent le cas, cache bien d’autres problèmes et en particulier un ras le bol global des médecins. Tout cela dans un contexte économique très tendu pour le gouvernement, avec une sécurité sociale qui participe à la dérive de comptes publics, et de l’autre côté, des médecins de moins en moins nombreux et débordés par la demande, pour cause de numérus clausus organisant la pénurie.
Chance, pour comprendre, il y a les blogs des médecins, et pour l’occasion, Jaddo s’est fendu d’un long article (ceux qui ne connaissent pas Jaddo font une grave erreur, comme s’ils ne connaissaient pas Eolas, tout le blog est à lire). Elle ne fait pas grève mais partage les idées et craintes de ses collègues qui l’a font. Elle avance plusieurs arguments (mais le mieux est de lire tout l’article) :
- Cela va multiplier les tâches administratives pour les médecins, avec chaque’ malade et pour récupérer les impayés
- Cela va contribuer à augmenter les dépenses de santé car elle va faire payer des actes qu’elle ne faisait pas payer jusqu’alors
- Cela va mettre à terme les médecins sous la coupe des complémentaires qui vont s’immiscer dans leurs pratiques professionnelles
A mon avis, elle a raison sur tout, qualitativement. Quantitativement, je n’en sais rien (et elle non plus probablement).
A mon tour de commenter ses divers arguments
La solution « gestionnaire » pour les tâches administratives, c’est de les confier à ceux dont c’est le métier. Pour un organisateur en effet, le fonctionnement de la médecine générale n’est souvent pas optimisé puisqu’il conduit à faire faire des tâches administratives par du personnel hautement qualifié, au lieu de le centrer sur son métier. Mais pour avoir une assistante qui fait ce travail administratif pour deux fois moins cher qu’un médecin, il faut probablement un fonctionnement avec une assistante partagée dans un cabinet collectif. C’est faire entrer les médecins dans ce fonctionnement collectif de prise en compte des contraintes des autres, auxquels les médecins échappent pour l’instant et que décrit François Dupuy dans « la fatigue des élites » en notant que « l’enfer, c’est les autres » ! Il est possible que faire des tâches administratives soit une pause utile au médecin entre deux activités purement médicales, je ne sais pas. Il reste que probablement, coût supplémentaire il y aura, mais il y a désaccord sur la prévision du volume
Point A : ça va être un bordel infâme de courir après les remboursements des parts complémentaires. Conclusion (mais cela ne dépend évidemment pas de chaque médecin), on n’a pas besoin de 400 mutuelles (il n’y a pas que les mutuelles, un rapport très récent de l’IGAS affirme qu’il y a 86 opérateurs et 14 régimes pour la seule sécu). L’Etat doit les forcer à se regrouper comme il l’a fait pour l’AGIRC-ARRCO (avec moins de succès que recherché au départ). On devrait arriver à descendre à une quinzaine de complémentaires se partageant entre vrais assureurs privés (Axa ou Generali ) et vrais mutuelles (comme Médéric Malakoff), mais il faudra 10 ans si on voit ce qui s’est passé pour l’AGIRC-ARRCO, avec dans l’idéal à la clé un seul service informatique (comme c’est le cas maintenant pour l’AGIRC-ARRCO), interconnecté avec celui de la Sécu pour limiter les coûts, ce qui ne peut qu’alimenter les fantasmes de Big Brother de Jaddo
Point C : l’inflation des dépenses de santé. Sur ce point on a également un précédent : le passage à la T2A dans les hôpitaux. Pour réduire leur déficit, beaucoup d’hôpitaux, encouragés voire poussés dans ce sens par leur ARS, ont mis en place des mesures pour supprimer la sous facturation. Généralement pour des montants de quelques pour cent de leur chiffre d’affaires.
Point B : la dépendance directe aux complémentaires. Un point majeur, mais que je ne vois pas forcément comme Jaddo. Les dépenses de santé payées par la Sécu représentent un montant considérable (plus de 11% du PIB, c’est à dire plus de 220 milliards d’euros par an). Ces dépenses augmentent structurellement plus vite que le PIB, parce qu’on se soigne de mieux en mieux (l’augmentation de 3 mois par an de l’espérance de vie, même si elle procédé pour une bonne part des progrès de l’hygiène et de l’alimentation, ne sortent pas de nulle part).
Cela ne va pas s’arranger avec le papy-boom et l’arrivée des classes nombreuses nées entre 1945 et 1975. Les Français veulent profiter légitimement des derniers progrès de la médecine, mais ils veulent en même temps que la collectivité paye pour eux. De gros efforts sont faits pour limiter les dépenses, notamment dans l’organisation des hôpitaux.
L’une des solutions adoptée depuis plus de 40 ans consiste à limiter le nombre de prescripteurs (les études ont montré que l’augmentation du nombre de prescripteur a un impact direct sur le montant des dépenses) par le fameux numérus clausus à l’entrée de la formation. Nous en payons les conséquences aujourd’hui, puisque le nombre de médecins n’a pas augmenté en quinze ans, alors que la population augmente et vieillit.
Nous arrivons dans tous les domaines dans l’ère du « Big data ». Cela sera forcément le cas pour les dépenses de santé, et le risque est probablement encore plus Google et les objets connectés que les complémentaires et le suivi des dépenses de soin.
Je ne trouve pas choquant que ceux qui ont la responsabilité de gérer les dépenses de santé (sous la surveillance du Parlement et des partenaires sociaux nationaux pour la CNAM, des employeurs et des comités d’entreprise pour les complémentaires) se posent la question de leur utilisation optimale. Ils pourront ainsi réagir aux dérives de médecins malhonnêtes ou complétement sclérosés, mais il s’agit évidemment d’une infime minorité. Pour l’immense majorité des autres, la question sera de savoir comment les inciter à faire évoluer leurs pratiques pour tenir compte des enseignements que peuvent apporter des études cliniques ou l’analyse des statistiques de masse ?
Jaddo évoque la logique de la contrainte qui lui parait légitimement insupportable.
Après avoir agi dans mon métier pour que les employeurs associent aux réflexions sur le contenu et l’organisation de leur travail les ouvriers relativement peu qualifiés de la production en usine, je ne peux que trouver aberrant qu’on puisse ne pas associer également des gens qui ont fait bac + 8 aux progrès de leur pratique. C’est à eux collectivement d’imaginer comment cela pourrait se faire, à négocier les modalités pratiques.
Mais voici quelques pistes : d’abord, les organismes financiers devraient financer des études sérieuses sur l’efficacité de tel médicament ou de telle pratique médicale. Ensuite, ils devraient organiser le partage de ces résultats, pour que les professionnels les discutent et puissent s’emparer au mieux des résultats (qui seront j’imagine souvent du type dans telle circonstance telle pratique marche plutôt mieux). Et chaque médecin devrait pouvoir discuter régulièrement avec ce que j’appellerai un médecin conseil de ce que montrent ses propres statistiques au regard de celles de la profession. Dans mes rêves les plus fous, les médecins devraient pouvoir aussi faire des échanges de pratiques, mais là je suis peut-être trop optimiste sur la nature humaine. A charge ensuite à chacun d’en tirer des conclusions pour faire évoluer ses pratiques là où il le juge nécessaire.
Ce qui me parait sûr, c’est que si les médecins ne s’organisent pas collectivement pour ce type de fonctionnement, un autre leur sera progressivement imposé (pas tout de suite, la loi de l’offre et de la demande joue clairement en faveur des médecins aujourd’hui), qui risque de ressembler en partie à ce que Jaddo décrit comme ses craintes dans son article
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