En 1998 sont publiés deux livres qui marquent l’apparition d’une nouvelle manière d’appréhender les difficultés vécues par les salariés dans leur travail : le premier est celui de Marie France Hirigoyen, «le Harcèlement moral : la violence perverse , qui sera vendu à 450 000 exemplaires ; le second est celui de Christophe Dejours intitulé Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale.
Depuis sont parus, la fatigue des élites de François Dupuy (en 2005), la société de défiance d’Algan et Cahuc (en 2007) puis la fabrique de la défiance des mêmes (en 2012). Les deux premiers auteurs cités ainsi que Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail au CNAM, ont continué à publier sur le même thème général.
Le législateur s’est emparé du sujet avec une loi sur le harcèlement dans l’entreprise et une autre sur la prise en comptes des risques psycho sociaux, à la suite d’une vague de suicides chez France Télécom.
Ces quinze dernières années ont donc contribué largement à populariser le thème. Des actions ont été menées, sous la forme de diagnostics d’abord, de plans d’actions ensuite. Pourtant, les progrès n’apparaissent pas vraiment. Au contraire, on voit augmenter l’absentéisme maladie, notamment dans la Fonction Publique, sans que l’on sache bien si c’est la simple conséquence du vieillissement des salariés, de personnes que le travail a rendu malades ou de personnes qui fuient un travail devenu insupportable à leurs yeux. Ou les trois !
Le nouveau gouvernement a incité les partenaires sociaux à s’attaquer au sujet sous le titre « qualité de vie au travail », mais la négociation semble faire du sur place, peut être parce que trop de sujets ont été mis sur la table en même temps : le stress et la pénibilité mais aussi l’égalité salariale entre hommes et femmes, ou la durée et l’organisation du travail
Encore qu’on peut se demander sérieusement si la question peut être traitée par un accord national : au-delà même des difficultés à légiférer sur les postures de management, il faut rappeler que le droit à l’expression des travailleurs sur le contenu et l’organisation de leur travail, probablement un des points clés de la qualité de vie au travail, est organisé depuis déjà trente ans par les lois Auroux, sans beaucoup d’impact apparemment !
Il est donc plus utile de s’interroger sur ce que peuvent mettre en place les dirigeants et / ou les partenaires sociaux qui voudraient réellement améliorer la qualité de vie au travail. Tout simplement parce qu’ils peuvent être convaincus que cela contribue à la performance de l’entreprise et que cela a un impact positif sur son image.
Les sources du malaise
Pour ceux qui ont connu il y a 40 ou 50 ans, avant la généralisation des automatisations, les conditions de travail existant dans la construction, les mines et une partie de l’industrie (fonderies, sidérurgie, caoutchouc,…), le thème de la qualité de vie au travail pourrait paraître surréaliste tant les conditions physiques de travail se sont globalement améliorées (même s’il existe encore ici ou là quelques points durs).
En réalité les problèmes n’ont pas disparus, ils se sont déplacés. Par ailleurs, ce qui pouvait paraître tolérable au regard des conditions générales de vie de l’époque ne l’est plus aujourd’hui (par exemple, les logements qui n’ont pas eau chaude, WC intérieurs et douche ou baignoire sont passés en France de 15% du total en 1984 à 1% en 2006)
Il faut souligner que les conditions physiques du travail ne concernent qu’une partie de celui-ci, celle qui a trait aux activités. Il y a déjà longtemps que les ergonomes ont souligné l’importance de ce qu’ils appellent les facteurs psychosociologiques du travail. Le travail, c’est aussi un univers de relations humaines, de relations hiérarchiques, de compréhension (ou non) de l’utilité de ce que l’on fait.
Les dernières décennies ont connu, en particulier dans le secteur tertiaire, une montée de la taylorisation et de la pression sur la productivité et les résultats (encore accentuée par le passage aux 35 heures) : il en résulte de plus en plus souvent une perte d’autonomie (ou un sentiment de perte) et une forte réduction des temps de respiration. Cette réduction rend d’autant plus insupportable ce qu’on a coutume d’appeler des irritants, c'est-à-dire des dysfonctionnements parfois de détails, mais qui viennent perturber le travail et rendent difficiles l’atteinte d’objectifs souvent exigeants.
Avec l’importance donnée aux résultats pour l’actionnaire d’un coté, à la satisfaction du client d’un autre coté, se sont développées des logiques de reporting sans fin qui finissent par faire disparaître tout sens au travail.
L’hôpital public est à cet égard révélateur : souvent, le personnel soignant a le sentiment que l’équilibre économique a pris le pas sur le souci du patient. Il constate par ailleurs que sa hiérarchie directe n’est plus disponible, absorbée qu’elle est par les réunions et par la gestion permanente des plannings (devenue indispensable pour remplacer les absents dans un système ou l’effectif est calculé au minimum).
Il faut enfin signaler le stress que provoque chez beaucoup de travailleurs l’incertitude qu’ils éprouvent sur l’avenir de leur entreprise ou sur l’avenir de leur activité au sein de l’entreprise. Quand on lit que près de la moitié des français craignent de devenir SDF un jour, on mesure à quel point ont disparu les attitudes de confiance dans l’avenir qu’avaient générées les trente glorieuses
Les pistes de progrès
Parmi les leviers de progrès mis en avant par ceux qui ont réfléchi au sujet (management, carrière, environnement du travail et conditions matérielles du travail, relations sociales, perspectives et sens, …) deux points paraissent essentiels : ceux de l’organisation du progrès permanent d’une part et du droit à l’expression d’autre part, qu’on fera ici le choix de lier
Cela a été signalé plus haut : les lois Auroux ont prévu le droit à l’expression des salariés. Mais ce droit n’est en fait guère entré dans les mœurs.
Pour des raisons très différentes, de recherche de performance, de mobilisation des salariés sur les objectifs de qualité, de nombreuses entreprises industrielles ont développé, à la suite des constructeurs automobiles, des outils de management qui de fait donnent la parole aux salariés (et en particulier aux ouvriers de production).
Bien sûr, ces temps de parole sont cadrés et contrôlés par la hiérarchie directe qui cherche à faire passer ses messages et pousse les participants à proposer des solutions plutôt qu’à s’en tenir au registre de la plainte voire de la revendication. Les demandes d’effectif supplémentaires par exemple ne sont certainement pas les bienvenus.
Malgré tout, il s’agit bien d’un temps où les salariés ont la possibilité de parler de leur travail et de son organisation. A travers cette démarche, ils sont reconnus comme acteurs de leur travail, au contraire de ce qui se passe dans la logique taylorienne pure et dure.
Au-delà de cette reconnaissance de fait, ces temps de prise de parole sont l’occasion aussi d’évoquer les « irritants ». Comme ces temps de parole sont intégrés à des processus de progrès permanent, les dysfonctionnements sont généralement analysés, disséqués avec des outils simples mais qui ont fait leur preuve ? S’ils réapparaissent, ils sont de nouveau étudiés et au final le plus grand nombre finit par être solutionnés. La première conséquence est que le nombre d’irritants est limité. La seconde est que les salariés n’ont pas le sentiment qu’on se désintéresse de leurs difficultés, ce qui est peut être encore plus important.
Ces méthodes pourraient être développées presque à l’identique dans certains contextes de service comme les activités administratives de la banque et de l’assurance ou les activités de soin dans les EHPAD. D’autres modalités sont à définir pour des salariés dont les rôles sont différents. A condition que soient respectés deux principes majeurs : le droit de chacun de s’exprimer grâce à ces méthodes sur le contenu et l’organisation de son travail d’une part, une organisation du progrès permanent qui aboutisse effectivement à résoudre progressivement et avec eux les difficultés signalées par les salariés.
Attention aux fausses pistes
Ce qui est exposé ci dessus ne se développera pas sous l’impulsion d’une loi ni même d’un accord entre partenaires sociaux de branche ou interprofessionnels. Pour des besoins d’affichage, le législateur peut être tenté de rechercher des mesures dont il pourra contrôler la mise en œuvre. On pourrait imaginer par exemple de demander aux entreprises d’une certaine taille de mettre en œuvre des enquêtes de satisfaction et d’en publier les résultats.
Et pourtant une telle mesure serait probablement contreproductive au regard de l’objectif affiché. En effet, de telles enquêtes reposent au départ sur deux caractéristiques qui ont contribués à dégrader la qualité de vie au travail : elles sont dans une logique très verticale et elles produisent de nouveaux indicateurs.
Il est possible, et certains l’ont montré, d’utiliser à bon escient ce type d’enquête : il faut pour cela qu’après le temps d’analyse quantitative il y ait un temps d’analyse qualitative qui repose sur l’expression des salariés concernés ou au moins d’une partie d’entre eux ; cette méthode permet en effet d’identifier de manière pragmatique les situations à traiter. Mais il faut beaucoup plus d’énergie pour cette phase qualitative que pour la démarche quantitative…
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