Jusqu’à quel point les mécanismes de redistribution sont-ils légitimes ? La question se pose aussi bien du fait du poids croissant des dépenses de la sécurité sociale que du constat de l’augmentation rapide des revenus et patrimoine de la toute petite frange la plus riche ou parce que l’augmentation des impôts semble inéluctable pour réduire les déficits.
Les droits familiaux et conjugaux dans nos systèmes de retraite représentent 2.5% du PIB ce qui est considérable (par exemple, c’est égal aux 2/3 du budget de l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche). Le 6ème rapport du COR s’est donc demandé si ces droits étaient légitimes ou non : il a répondu en notant que ces droits permettaient à peu près de corriger les effets néfastes qu’a sur le niveau de pension sans ces droits le fait d’avoir élevé des enfants. Ce type de réflexion devrait normalement être systématique dans le débat politique !
Nul doute que la campagne électorale 2012 sera l’occasion de propositions contrastées sur les mécanismes de redistribution. Il est malheureusement peu probable que le débat aille plus loin que des propositions chiffrées ou des affirmations péremptoires.
Le livre de Pierre Rosanvallon, la société des égaux, qui se penche sur la justification philosophique et théorique des questions d’égalité et d’inégalité, est donc le bienvenu, d’autant plus qu’il est de grande qualité.
Mais ce livre ne parle pas que d’égalité, il parle aussi de société, ou du moins il parle de l’égalité dans un contexte de société. Ce n’est pas un hasard si Pierre Rosanvallon et la République des idées qu’il anime ont organisé du 11 au 13 novembre, a organisé 3 jours de débats autour du thème « refaire société ».. Il est d’ailleurs piquant de noter que la Fondation pour l’innovation Politique, l’un des Think Tank de l’UMP, a organisé en mai dernier un colloque sur le thème du « vivre ensemble », c’est-à-dire quasiment le même. On imagine qu’il ne s’est pas dit la même chose dans les deux colloques, mais la coïncidence montre à quel point le sujet est au cœur de la réflexion politique.
L’introduction de l’ouvrage a commencé par me rebuter. L’auteur justifie sa réflexion par le constat que les inégalités sont en forte augmentation, et je trouvais qu’il faisait l’amalgame entre les situations aux USA et en France, alors même que la France est le seul pays qui semble résister (pas complétement, cela dépend des données que l’on regarde) à une tendance mondiale d’augmentation des inégalités au sein des pays, les USA étant à ce propos caricaturaux. Par ailleurs, une erreur (d’impression, de relecture ?) lui a fait écrire que les 1% des Suédois qui ont les revenus les plus élevés touchaient en 1980 23% du total des revenus (il fallait évidemment lire 10%).
J’avais tort de chicaner : le propos de l’auteur n’est pas économique mais philosophique et historique et c’est en cela qu’il est riche. Par ailleurs, la référence aux USA ne provient pas du fait que c’est le pays développé où les inégalités se creusent le plus fortement, mais parce qu’il a joué un rôle important dans l’histoire des idées sur l’égalité, au moment de sa révolution, au début du 19ème siècle puis avec la ségrégation.
Les trois quarts de l’ouvrage sont consacrés à l’histoire de ces idées et leur analyse, depuis les deux révolutions françaises et américaines, le dernier quart se voulant une ouverture vers de nouvelles perspectives : j’en suis d’ailleurs là dans ma lecture.
L’auteur montre comment au moment de la Révolution Française, les nobles ne se considéraient pas comme les semblables de ceux qui ne l’étaient pas mais comme constituant littéralement une race à part, avec des qualités sociales qui se transmettaient héréditairement et fondaient une visions hiérarchique du monde. Pierre Rosanvallon cite après Siéyès une adresse au Roi par le président de la noblesse lors des Etats Généraux de 1614, destinée à « conserver la noblesse en ses prééminences » et s’offusquant que les députés du tiers Etat aient pu leur demander de les traiter en frères cadets, niant ainsi une différence à laquelle la noblesse était fortement attachée.
Les révolutionnaires vont donc s’acharner à affirmer une société de semblables, avec notamment la fameuse nuit du 4 aout d’abolition des privilèges, mais aussi le décret du 19 juin 1790 qui abolit les titres de noblesse et introduit la révolution de la civilité ou la définition du citoyen électeur : un homme = une voix, quel meilleur symbole de l’égalité quand on vient d’une société de privilèges ?
Cette égalité ne supprime pas les différences, en particulier pécuniaires, mais celles-ci paraissent secondaires au regard de ce qui est vécu, en France comme aux Etats Unis, comme l’opposé d’une société qualifiée d’esclavage. Aux Etats Unis en particulier, la société est vécu comme une réunion d’indépendants, la plupart des citoyens étant des paysans (avec éventuellement un autre métier).
Pierre Rosanvallon va ensuite aborder ce qu’il appelle les pathologies de l’égalité, qui fleurissent au 19ème siècle des deux côtés de l’Atlantique.
La première de ces pathologies nait du développement de l’industrie capitalisme et des masses prolétaires, dont la misère choque les observateurs. Ce développement débouche sur une société profondément divisée entre deux classes sociales dont les revenus sont radicalement différents ; Ce que l’auteur appelle l’idéologie libérale conservatrice va s’employer à propager l’idée que si les pauvres sont pauvres, c’est de leur faute, parce qu’ils se laissent aller à l’alcoolisme ou parce qu’ils ne gèrent pas bien leurs revenus etc.
La deuxième pathologie est le communisme utopique qu’il décrit comme un monde reposant sur le triple extinction du politique, de l’économique et du psychologie : la communauté communiste des égaux est une communauté qui nie l’individu en l’enfermant dans un carcan que les utopistes ont décrit extrêmement précisément.
La troisième pathologie est celle du national protectionnisme, qui aura son âge d’or zen France avec l’avènement de la troisième République et le développement du colonialisme : les différences entre classes sociales passent après les différences avec l’étranger
La quatrième pathologie repose sur la même logique d’exclusion de ceux qui sont en dehors pour montrer l’unité entre ceux qui sont en dedans : c’est ce que l’auteur appelle le racisme constituant et qui prend la figure de la ségrégation dans les états du Sud des USA.
Si le vingtième siècle continue à voir se développer les pathologies inventées au siècle précédent, il voit aussi l’avènement de réponses égalitaires à kla question de l’égalité des revenus.
Ce siècle de la redistribution comme le nomme l’auteur, voit ainsi d’abord la mise en place de l’impôt progressif sur le revenu (avec des taux qui vont très vite atteindre des sommets, puisque le taux maximal atteindra 94% aux USA en 1942 (il est vrai en pleine guerre). Viennent ensuite la société assurancielle (notre sécurité sociale et ses 4 risques) et la régulation collective du travail.
Pierre Rosanvallon montre ensuite les remises en cause de ce modèle égalitaire, qui sont autant de défis qu’il lui parait nécessaire de relever aujourd’hui : la délégitimisation de la solidarité (dont le discours des fraudeurs de l’assurance maladie est une illustration), la société de la singularité, la concurrence généralisée et l’égalité des chances qui, poussée jusqu’à son terme justifie hiérarchie et inégalités.
On peut exprimer autrement le défi que l’auteur estime posé aux partisans de l’égalité : trouver les moyens du respect de la singularité de chacun tout en promouvant une égalité indispensable au bien vivre ensemble. Le défi de la réconciliation de l’individu et du collectif, qui était déjà la préoccupation d’un Emmanuel Mounier !
En tous les cas, un livre très bien écrit et d’une grande richesse historique et des outils interessants de décryptage de cette histoire. A lire et relire !
Les commentaires récents