Est il légitime pour l’Etat d’imposer des contraintes diverses aux citoyens pour sauver des vies, et jusqu’où peut il aller dans ce sens ? La question se pose sur de multiples sujets, de la vaccination obligatoire à l’institution du permis de conduire, des lois sur le tabac aux radars sur la route, en passant par la possibilité d’internement, l’interdiction des drogues ou de la vente d’alcool aux mineurs.
Dans un commentaire sur un article récent, Krysztoff se demande jusqu’où l’objectif de réduire les morts liés à une activité par nature dangereuse (la conduite automobile) est légitime et déplore que « sous le prétexte de réduire encore et toujours le nombre de morts, toute mesure coercitive peut être justifiée »
La société va jusqu’à essayer de sauver médicalement des personnes qui ont essayé de se suicider. Elle interdit l’euthanasie. Deux exemples qui montrent que l’Etat ou le législateur, et à travers eux la société, estiment légitime de protéger les personnes, non seulement contre les autres, mais contre elle-même !
Pour en revenir à l’automobile, au moment où le port de la ceinture est devenu obligatoire, l’un de mes amis considérait que cette obligation était une atteinte à sa liberté, d’autant plus, qu’à l’époque au moins, il y avait quelques cas où la ceinture, au lieu de sauver des vies, pouvait les condamner, en empêchant le conducteur de se coucher sur son siège.
Mais le débat sur la lutte contre les morts sur la route peut se poser différemment qu’avec le cas précédent. En obligeant les conducteurs à limiter leur vitesse, le législateur les protége certes contre eux-mêmes, mais il protège aussi les autres : les exemples de « fous de la route » ayant fauché des piétons ou percuté d’autres automobiles sont suffisamment nombreux pour que la thèse soit défendable !
Encore faut il que les mesures prises soient efficaces. Je ne reviendrais pas ici sur les arguments avancés par ceux qui ne veulent pas des radars ou d’autres contraintes contre la vitesse, et qui pointent du doigt d’autres causes des accidents, sauf pour dire qu’ils ne me convainquent absolument pas. C’est un autre exemple que je voudrais prendre ici, celui de la prohibition de l’alcool aux USA de 1919 à 1933.
D’après Wikipédia, « la prohibition de l'alcool fut soutenue par les pasteurs, qui voulaient moraliser la vie des plus pauvres et par les femmes qui associaient alcoolisme et violences conjugales ». Lutter contre les violences conjugales serait certainement un argument entendu aujourd’hui, mais les conséquences avérées de la prohibition nous détournent d’un telle initiative.
En effet, la prohibition a eu pour effet d’une part de développer la vente d’alcools frelatés, qui ont fait des milliers de victimes, d’autre part de favoriser le crime organisé, symbolisé par Al Capone. En 1933, le législateur américain a considéré que les inconvénients étaient devenus pires que les avantages supposés de l’interdiction et a donc supprimé celle-ci.
On peut se demander si en France, on n’est pas en train de s’approcher de cette situation. La lutte contre la violence routière a provoqué des opérations de détournement de la loi, avec les logiciels anti radars ou avec le trafic de points. Plus grave, il y a de plus en plus de gens qui circulent sans permis.
J’estime que le nombre de morts sur la route justifie très largement une sévérité accrue. Notre société est parfaitement déraisonnable : elle accepte qu’un individu puisse se procurer un logiciel anti radars pour pouvoir continuer à mettre sa vie et celle des autres en danger, alors qu’il y a 4000 morts par an sur les routes, mais elle est prête à ce qu’on mette en prison toute leur vie des milliers de personnes qui ont été coupables de délinquance sexuelle, parce que moins d’une fois par an, l’une d’entre elles commet un meurtre.
J’observe cependant que je suis très minoritaire sur la question. Un sondage que je n’ai pas retrouvé donnait d’après mon gratuit habituel 77% de français opposés à la suppression des panneaux avertisseurs de radars. J’ai noté dans un article précédent que des blogueurs sages et raisonnables s’insurgeaient contre les mesures anti radars. J’en ai trouvé d’autres depuis. Le commentaire de Krisztoff, que je ne partage absolument pas, est assez révélateur de cette tendance : j’ai été très surpris de trouver des propos libertaires sous le nom d’une personne que je classais parmi les chevènementistes purs et durs (ce qui ne m’empêche pas de l’apprécier par ailleurs)
Oui, je pense que le législateur peut prévoir de protéger les citoyens contre eux-mêmes et contre les autres, y compris en restreignant leurs libertés. Mais d’une part il ne peut le faire qu’avec mesure (c'est à dire que les inconvénients sont proportionnés aux avantages), d’autre part, il ne peut le faire contre la société, à travers l’opinion qu’elle exprime, ne serait ce que pour des raisons de simple efficacité.
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