Vingt cinq ans après la catastrophe, son bilan humain fait l’objet de querelles majeures et de grands écarts dans les chiffres avancées, comme le montrent les articles du Monde et de Libération écrits à l’occasion de cet anniversaire. L’impossibilité d’évaluer l’impact des radiations n’excuse pas les excès manifestes de chacun.
Entre 62 décès avérés et 9 millions de victimes, la fourchette des estimations est extrêmement large. Le deuxième nombre est défendu par Corinne Lepage dans l’Express du 20 avril d’après Libération, qui explique en détail comment ce nombre provient d’une citation déformée d’un texte de Kofi Annan qui attirait l’attention sur les 9 millions de personnes qui habitent sur les 200 000 km2 des zones contaminées (une notion qui mériterait d’ailleurs d’être définie, et qui recouvre d’après la carte publiée par Libé, outre les zones fermées, des «zones de contrôle permanent », des « zones de contrôle périodique » et des « zones faiblement contaminées »).
Libération combat aussi l’idée reçue, défendue par la même Corinne Lepage et par le président du Criirad, selon laquelle le lobby pro nucléaire a organisé l’omerta sur la situation et la non récolte des données (« on ne sait rien parce qu’on ne veut pas savoir ») : la banque de données Pubmed recense 3593 travaux publiés par des chercheurs de tous pays depuis 1986, à comparer d’après le journal aux 1513 travaux sur Hiroshima.
Les 62 décès avérés correspondent aux seuls morts indiscutablement dus à la catastrophe : 47 parmi les 134 pompiers venus éteindre le réacteur en feu et qui ont souffert d’irradiation aiguës, 15 enfants morts d’un cancer de la thyroïde, parmi les 6848 cas dénombrés pour ce cancer rarissime chez les moins de 18 ans.
D’autres morts ? Peut être, mais on ne saura pas qui. Quand le nombre de cas de cancers de la thyroïde est multiplié par 1000 ou 10000, il est facile de faire le lien entre les victimes et la catastrophe. Si le nombre de tel cancer était multiplié par 2 et passait de 50 en temps normal à 100 avec la catastrophe, on ne saurait pas qui ferait partie des premiers 50 et qui des second. Or, note Libération, en dehors du cancer de la thyroïde, aucun autre pic statistique n’apparaît. Pour reprendre l’exemple précédent, si on passe de 50 à 51 cancers, il est très difficile de faire le lien entre le cancer supplémentaire et telle ou telle cause, a fortiori de savoir qui est le 51ème. Evidemment, il se trouvera toujours des gens pour proposer qu’on compte les 51, et on se demande si ce n’est pas avec cette méthode que certains affichent des chiffres de l’ordre du million. Une chercheuse du Centre International de Recherche sur le cancer note qu’on attendait des leucémies comme à Hiroshima, mais qu’on n’en a pas trouvé, sans doute parce que les doses reçues n’étaient pas assez importante (c’est moi qui rajoute).
Le Monde nous fait le portrait de deux de ces pompiers, un qui a survécu, l’autre qui est mort.
Autant l’article de Libération est précis, autant celui du Monde mélange allégrement les éléments du dossier, par exemple en faisant l’amalgame entre les pompiers qui ont subis des doses massives et les 600 000 liquidateurs, ce qui lui permet de conclure l’article sur ceux ci par cette phrase : « A cette date (1996), beaucoup d’authentiques combattants du feu nucléaire comme Anatoli Skouten étaient déjà morts ». Beaucoup, c’est sans doute ce qu’on appelle de l’information !
Cherchant dans un autre article à faire le bilan chiffré, le Monde explique qu’une approche consiste à élaborer des « modèles prédictifs » de mortalité à partir des facteurs de risque. Contrairement à ce qui est écrit dans l’article, c’est de cette manière que l’AIEA et l’OMS ont estimé le bilan de Tchernobyl à 4000 morts jusqu’en 2005 et 9000 au total. Deux autres équipes (TORCH et le CIRC) sont par la même méthode arrivés à des résultats plus élevés : entre 30 000 et 60 000 pour le monde entier dans le premier cas et 16000 pour la seule Europe dans le deuxième cas.
Le journal cite également une étude russe qui aboutit à une estimation de près d’un million de morts. Il précise cependant que « la méthodologie appliquée pour arriver à ces résultats n’est pas assez explicite et les conclusions n’ont pas été validées par la communauté scientifique internationale ». Cela n’empêche pas la rédaction de faire un grand sous titre avec cette estimation non validée scientifiquement !
Au delà du fait que la base de la publication d’une étude de ce type consiste à présenter clairement sa méthodologie, il faut rappeler à quel point la méthode prédictive est simple, au moins dans son principe : il s’agit d’abord d’estimer les radiations émises puis d’appliquer une règle concernant la probabilité d’avoir un cancer mortel en fonction des radiations.
En théorie, la règle de proportionnalité est connue depuis Hiroshima et les études réalisés sur les irradiés japonais, mais on peut discuter des valeurs à prendre suivant les produits radio actifs concernés. De même l’ordre de grandeur de la quantité de produits radio actifs disséminés par Tchernobyl est connu, mais cette quantité n’est pas connue avec trois décimales après la virgule ! Enfin, la manière dont les produits ont été inégalement disséminés selon des régions plus ou moins peuplées entre également en compte. Il n’est donc pas surprenant de trouver des estimations qui varient du simple au double, et à cet égard, l’attitude de Torch qui prend une fourchette est assez réaliste.
L’article du Monde poursuit en regrettant que « depuis 2006, il n’y a plus eu de grande enquête de ce type » faute de financement. Mais on ne voit pas très bien quelle enquête supplémentaire on pourrait faire pour revoir le modèle prédictif. Rappelons que la France à elle seul compte plus de 300 000 cas de cancers par an. Or l’évaluation du CIRC avec 16 000 cancers en Europe d’ici 2065, correspond à environ 50 cancers par an en France : si ces cancers ne sont pas concentrés sur une forme extrêmement rare (comme les cancers de la thyroïde pour l’enfant), il est impossible de les repérer.
D’où le point de vue d’une chercheuse du CIRC citée dans Libération : c’est sur les 600 000 liquidateurs qu’il faut essayer de recueillir le plus de données possibles, car cette population ayant reçu plus de radiations, il y a plus de chance de repérer une situation anormale. Mais ce n’est pas gagné : d’une part, la disparition de l’URSS complique les études, les trois pays concernés (Ukraine, Biélorussie et Russie) ne travaillant pas de la même manière, d’autre part, certaines études aboutissent à une diminution du nombre de cancers (de 12%) pour cette population !
L’article de Libération donne aussi la parole à un chercheur de l’INSERM, Nicolas Foray, radio biologiste de son état, qui pose la question de l’impact des faibles doses et de la courbe avec seuil. Cette thèse s’appuie sur l’absence d’impacts de la variation de la radio activité naturelle pour faire l’hypothèse qu’il y a un seuil (estimé à 100 milli sievert par an) en deçà duquel les radiations n’ont pas d’effet. Avec cette hypothèse, le bilan réel de Tchernobyl pourrait être très proche des 62 morts avérés.
Alors combien ? S’il n’y a pas d’effet de seuil, entre 9 000 et 60 000. S’il y a un effet de seuil, entre 62 et quelques centaines. De toutes manières beaucoup trop, mais pas les chiffres abracadabrants cités par les écologistes.
La comparaison entre les articles du Monde et de Libération n’est vraiment pas à l’honneur de mon journal habituel. La journaliste de Libération a été un peu plus loin dans ses investigations et surtout, elle donne le sentiment d’avoir compris ce dont elle parle, ce qui est loin d’être manifeste pour les articles du Monde, qui par ailleurs fait plusieurs fois des présentations tendancieuses.
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