Changer le travail ou plutôt changer la vie au travail, c’est ce que je voulais faire en démarrant mon métier de consultant dans un cabinet de conduite du changement dont le responsable avait cette ambition. Je ne sais pas dans quelle mesure j’ai réussi, mais il m’en est resté quelques convictions que je vais essayer d’exposer ici.
Le contexte de l’époque était celui du passage progressif au post taylorisme que j’ai décrit ici. J’ai décrit les méthodes de conduite de changement et quelques exemples dans la série sur la conduite de changement, celle que j’utilisais à l’époque étant décrite là. Nos actions s’appuyaient sur quelques convictions essentielles
Première conviction, celle que les ouvriers (l’action se passait en milieu industriel) sont capables de plus que ce qu’on leur demande, en terme de compétences techniques ou en responsabilité. Il faut dire que l’organisation du travail taylorienne ne demandait certainement pas aux ouvriers de production de penser !
Changer le travail, c’était accepter de s’appuyer sur ces compétences pour améliorer l’efficacité. Un ouvrier de production qui voit le moteur de sa machine s’arrêter appelle l’électricien. Celui-ci appuie sur le bouton de démarrage :le moteur, qui avait été stoppé par une légère sur intensité, repart. Si l’incident se répète et que l’électricien tarde à venir, le producteur finit pas l’imiter. Mais pour les responsables cette action est interdite : seuls des salariés habilités peuvent intervenir sur une machine électrique. Difficile de leur faire changer d’avis, sauf quand on vient leur montrer un bouton de réarmement bloqué en position relance par un scotch ou une allumette. Ils peuvent alors comprendre qu’il vaut mieux former les producteurs à intervenir à bon escient que de prendre des risques encore plus grands.
Mais s’il s’agit en pratique d’enrichir le travail, cela ne se fera pas comme dans les années 70, où la recherche de cet enrichissement visait à réduire la démotivation et l’absentéisme des OS. La nouvelle organisation du travail ne consiste pas à regrouper des taches de production pour les rendre plus supportables, mais à répondre à des enjeux de coûts, qualité, délais en ramenant au plus près du process de production les activités de contrôle qualité ou du premier niveau de maintenance jusqu’alors prises en charge par d’autres fonctions. L’enrichissement du travail devient durable parce que performant contrairement aux expériences des années soixante dix interrompues quelques années plus tard.
A noter ici que dans les années qui ont suivi ce sont plutôt des diplômés du bac ou d’un bac +2 qu’on a commencé à recruter pour un travail sous qualifié.
Deuxième conviction, celle que chacun doit être reconnu comme un sujet et non enfermé dans une situation de dominé. C’est tout le thème de l’émancipation des travailleurs chère à la gauche. Encore que la gauche marxiste, en pensant cette aliénation et cette émancipation de manière collective a ouvert la voie à un communisme qui ne libérait pas réellement les travailleurs, car il sacrifiait l’individu au collectif. Au contraire, la tradition anarcho-syndicaliste dont est héritière notamment la CFDT, cherche à émanciper chaque individu. Si j’ai une proximité fondamentale avec un Daniel Cohn Bendit, c’est bien celle là, qui l’a fait s’opposer dès avant 1968 aux staliniens.
Reconnaître chacun comme sujet, c’était d’abord dans nos démarches donner la parole aux différents acteurs. C’était aussi dans les solutions, introduire l’idée que les salariés pouvaient avoir le choix de la manière dont ils s’organisent entre eux, que s’ils étaient ouvriers à la chaîne, ils avaient le droit à l’erreur, et pouvaient signaler les taches non faites pour améliorer la qualité, ils pouvaient demander au service méthode de leur donner du matériel de qualité, ils pouvaient proposer des améliorations, toutes choses qui ont été introduites dans les UET chez Renault par exemple.
Reconnaître chacun comme sujet, c’est aussi le reconnaître comme responsable, ce qui dans une sorte de logique de Janus, conduit à ne pas non plus accepter l’irresponsabilité. Si la CFDT a signé l’accord interprofessionnel sur la GPEC, c’est notamment car cet accord prévoit de donner aux salariés les moyens d’être acteur. Et si la CGT ne l’a pas signé, c’est qu’elle craint que cette logique empêche d’assurer à ces mêmes salariés une protection complète : la flexi sécurité ne prend pas le même sens dans les deux cas. Pour la CFDT, un des moyens de protéger chaque salarié des incertitudes professionnelles, c’est de lui donner les moyens de préserver son employabilité par la formation par exemple (d’où le DIF notamment). Pour la CGT, l’idéal est d’interdire les licenciements.
Troisième conviction, l’idée que c’est en affrontant des situations nouvelles qu’on apprend, que la meilleure formation consiste à donner l’occasion de ces apprentissages, et de donner les outils de compréhension, d’analyse de ce qui se passe dans ces situations. C’est pour cette raison que j’ai été extrêmement étonné de découvrir que la formation en IUFM ne comprenait aucun temps de relecture des pratiques, de confrontation de l’expérience à la théorie. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, mais si on n’a pas la possibilité d’analyser ce qu’on fait, ses succès et ses échecs avec des outils adaptés, on apprend vraiment très lentement. Évidemment, les formations déconnectées de la vie professionnelle, l’absence de pratique dans l’apprentissage des langues, tel que j’ai pu le connaître dans ma jeunesse, ne peuvent être des méthodes efficaces. En particulier parce qu’elles n’impliquent pas celui qui est censé apprendre. On comprendra que je sois favorable à la formation en alternance !
Quatrième conviction, l’importance de combiner collectif et individu. Banalité mais aussi vaste problème ! . Toujours est il que les organisations que nous avons mises en place (qu’on les baptise cellules de production ou autre) conciliaient effectivement ces deux dimensions, en donnant une place spécifique à chacun au sein du collectif et en favorisant la coopération. La difficulté est de rendre durable cette pratique, quand la hiérarchie n’en comprend pas toujours la subtilité.
Un exemple, que j’ai vu et dans lequel je n’ai pas trempé. Quand la SNECMA a créé son usine du Creusot, l’équipe projet a été celle qui a ensuite démarré et dirigé l’usine (déjà une bonne idée !). Quand vint le recrutement, les nouveaux embauchés avaient une journée d’intégration. On les mettait par deux (généralement pas du tout de la même fonction), et on leur demandait d’aller trouver en ville (par ex dans les bibliothèques) des renseignements sur l’usine, puis l’après midi on partageait à partir du matériau recueilli. Autonomie, travail collectif, apprentissage, travail transversal pluri disciplinaire, tout y était dès le démarrage. Pas étonnant de trouver ensuite dans l’usine 2 ouvriers qui partageaient le suivi de 4 tours de fraisage et qui avaient bien compris que ce n’était pas chacun deux mais 4 ensemble à suivre.
Dernière conviction justement, l’importance de favoriser la coopération, et les conditions pour y arriver. Par exemple prévoir un réel temps de passage de consignes. Et aussi ne pas cloisonner entre les métiers, mais faire reposer la coopération sur une connaissance, au moins minimale, du métier de l’autre, connaissance qui ne peut que s’enrichir dans la coopération.
Je reviendrai une autre fois sur mes convictions plus générales sur les organisations y compris publiques et politiques, convictions qui découlent ou sont au moins cohérentes avec les précédentes.
J’en citerais au moins une que j’aurais pu ranger dans cet article : la priorité au terrain et à ceux qui s’y trouvent, ce qui conduit notamment à une déconcentration du pouvoir, donné aux opérationnels. C’est pour cela que je me retrouve complètement dans ce qu’a fait C Blanc à la RATP, en enlevant le pouvoir aux corpsards des ponts du siège pour le donner aux patrons de ligne de bus ou de métro. J’y reviendrais forcément !
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