Un chanteur est souvent l’écho des idées qui traversent une société à un moment donné : il n’est pas surprenant que dans les années 70, dans la chanson « les prolétaires », Gilles Servat ait exprimé les craintes de tous ceux, petits commerçants, marins ou exploitants agricoles, voyaient leur emploi, leur métier même, menacé par l’évolution de l’économie.
Avec la chanson « la blanche Hermine » créée en 1970, Gilles Servat est un précurseur du renouveau culturel breton avec toutes ses ambiguïtés politiques : l’auteur obtient un disque d’or avec cette chanson qui deviendra « l’hymne officieux » de la Bretagne, mais trouvera nécessaire en 1998 de rajouter un prélude attaquant violemment l’extrême droite, en raison des tentatives de récupérations par le Front National. Il y a dans les paroles un coté misogyne qui a amené l’auteur à rectifier un couplet ensuite.
La chanson parle « d’une troupe de marins d’ouvriers de paysans » qui représentent manifestement le peuple breton. Aujourd’hui, ces trois professions réunies ne représentent qu’une minorité des actifs, y compris en Bretagne. Il n’est pas sûr qu’elles aient encore été majoritaires en 1970, au moment de la création de l’œuvre. En France, la part de l’emploi agricole dans l’emploi total qui devait encore être supérieure à 50% avant la première guerre mondiale n’a pas cessé de baisser comme le montre ce graphique :
La chanson « les prolétaires », intégrée au disque sorti en 1972, commence par ce couplet :
Y'a des pétroliers supers / Qui foutent le deuil sur l'onde
Avec dix hommes d'équipage / On s'en va au bout du monde
Avant il en fallait trente / C'était pas rentable
En voilà vingt au chômage / les prix sont plus supportables
La suite de la chanson montre les petits commerçants et les petits exploitants agricoles contraints par le système d’abandonner leur métier pour « aller à la ville » et devenir prolétaires Et comme il y aura trop de prolétaires et de fonctionnaires, on en fera des soldats (qui ont l’avantage d’obéir) ou des policiers qui iront taper sur leurs frères prolétaires.
L’analyse est évidemment très simpliste (« Et toi, petit commerçant, Tu mourras d'la TVA » !!!!). Elle reflète les mutations économiques des années 50/ 60, avec notamment la montée du salariat qui remplace les emplois indépendants du commerce ou de l’agriculture (les pêcheurs peuvent aussi être des indépendants, mais les matelots qui travaillent sur les pétroliers ne le sont évidemment pas !). On a vu plus haut la situation paysanne, mais celle des petits commerçants et artisans (Servat ne parle pas de ces derniers) a provoqué en 1953 la fondation par Pierre Poujade de l’UDCA. La traduction électorale de celle-ci provoquera en 1956 l’élection de 52 députés poujadistes dont un certain Jean Marie Le Pen, qui quittera son parti l’année suivante.
Dans la chanson, tous ceux dont le travail disparait se retrouvent prolétaires et pour certains policiers. Les années 50 et 60 n’avaient pas vu ces transformations se traduire par du chômage, mais celui-ci atteint les 500 000 personnes au début des années 70, avant d’exploser en fin de décennie à la suite des chocs pétroliers, mais aussi des évolutions financières dont la première manifestation est la fin de la convertibilité en or du dollar le 15 août 1971, qui signe l’agonie du système de Bretton Woods.
La DARES a publié le 6 décembre 2012 des statistiques sur les métiers qui nous donnent l’évolution des effectifs par famille de métier et dont j’ai déjà parlé. Les tableaux publiés dans mon article du 7 janvier 2013 donnent les évolutions quantitatives par famille professionnelle. Alors que ses effectifs sont déjà en forte baisse depuis longtemps, l’agriculture a perdu entre 1983 et 2010 plus d’un million d’emplois, soit les deux tiers !
La prédiction de la chanson sur les effectifs de l’armée et de la police se révèle totalement fausse, puisqu’il s’agit de la deuxième famille en terme de baisse des effectifs sur la période ! Ce résultat surprenant a priori mérite d’être analysé de près, avec l’intuition qu’il peut s’expliquer par la fin de la conscription et la baisse des moyens de l’armée après la chute du mur de Berlin.
Et en effet, on voit les effectifs totaux (armée + police + pompiers) augmenter légèrement de 1982/ 84 à 1988/ 90, passant de 766 à 822 milliers. A partir de cette date, qui correspond à la chute de l’empire soviétique, les effectifs baissent progressivement jusque 1996/98, puis baissent plus brutalement, avec un recul de 258 000 en 5 ans (qui heureusement coïncide avec une période de forte croissance), qui est la conséquence de la fin de la conscription, annoncée par Jacques Chirac le 22 février 1996 mais réellement mise en œuvre en 1998. Les effectifs baisseront encore de 10% ensuite.
Juste derrière l’armée et la police, on trouve parmi les plus gros perdants, cinq familles d’ouvriers non qualifiés (la famille des secrétaires vient s’intercaler), dont les effectifs totaux sont passés en moins de 30 ans, de 1820 à 957 milliers, soit un recul presque aussi important que celui de l’agriculture. Les autres reculs sont nettement moins importants, au moins en volume. Les petits commerçants que sont les bouchers, charcutiers et boulangers voient leurs effectifs passer de 300 à 253 milliers. Là aussi, il y a eu probablement de fortes évolutions avant les années 1980.
Notre chanteur n’avait sans doute pas imaginé les fortes progressions qu’allaient connaître certains emplois de service : l’aide à domicile et les aides ménagères voient leur effectif quasiment tripler, avec une hausse de 644 milliers ! Les cadres des services administratifs augmentent de 387 milliers et font plus que doubler. Le nombre d’ingénieurs informatiques est quasiment multiplié par 7 et augmente de 295 milliers, une hausse équivalente à celle des aides-soignants. Parmi les familles qui ont vu leurs effectifs augmenter de plus de 200 000, on trouve aussi les cadres commerciaux, le personnel d’études et de recherche, les techniciens des services administratifs et financiers, les professionnels de l’action sociale et de l’orientation et les professionnels des arts et spectacles (le métier de Gilles Servat lui-même !)
Notons pour conclure que l’emploi total a cru sur la période de plus de 3 millions, essentiellement au profit des femmes, celles que Gilles Servat oubliait manifestement dans la Blanche Hermine, quand il parlait des marins, ouvriers et paysans !
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