Le tribunal des affaires de Sécurité Sociale d’Orléans a condamné EDF dans l’affaire qui l’opposait à la veuve d’un de ses anciens ouvriers, Jean Pierre Cloix, travaillant dans la centrale nucléaire de Dampierre et victime d’un cancer broncho-pulmonaire, en considérant que l’entreprise avait commis une faute inexcusable, alors même que la victime était un fumeur assez important et que son exposition était resté dans les limites admises.
A la lecture d’un tel jugement, j’ai d’abord pensé à ces sismologues italiens condamnés pour ne pas avoir pu prévoir un tremblement de terre et imaginé la situation d’EDF si tous les cancers de ses employés lui étaient imputés !
Le jugement paraissant assez surprenant (comme l’attestent par exemple les commentaires des lecteurs du Monde), les journalistes ont pratiquement tous questionné l’avocat de d’EDF dans cette affaire, Me Philippe Toison. Chance : il se trouve que je le connais bien. J’ai donc fait de même et l’avocat m’a abondamment expliqué la situation (merci à lui !). La description du système s’appuie sur ce qu’il m’a dit, le reste est de mon seul jugement.
J’ai donc appris qu’il existe des tribunaux des affaires de sécurité sociale, chargés en particulier de tout le contentieux en matière de maladies professionnelles et d’accidents du travail. Il en existe un par tribunal de grande instance (TGI). Il est composé de manière paritaire, avec un représentant des employeurs, un représentant des salariés et un juge professionnel, lequel a forcément un rôle très important. L’appel se fait devant la cour d’appel composée, elle, de trois juges professionnels.
A la fin du XIX ème siècle, face aux lenteurs de la justice concernant le dédommagement des accidents du travail, il y a eu un consensus pour indemniser les victimes des accidents du travail et dans ce but, pour estimer qu’un accident ayant eu lieu « au temps et au lieu du travail » était présumé d’origine professionnelle. Cela signifie que la victime n’a pas besoin de prouver qu’il y a une faute de la part de l’employeur
Cette « présomption d’imputabilité » oblige un employeur d’un avis contraire à faire la preuve que le travail n’a joué aucun rôle dans l’accident.
Par la suite, cette logique a été étendue aux maladies professionnelles inscrites dans le registre des maladies professionnelles.
Le tribunal des affaires de Sécurité Sociale d’Orléans devait donc donner raison à la femme de la victime, sauf si l’employeur, EDF en l’occurrence, était capable de prouver qu’il était impossible que le travail ait tenu un rôle dans le cancer et le décès de la victime.
Celle-ci a travaillé pendant quelques années à la SNCF et chez un autre employeur (où il aurait été exposé, au moins légèrement, à de l’amiante) puis pendant 30 ans comme chaudronnier à la centrale de Dampierre. L’enquête diligentée par la CPAM a montré que Mr Cloix était « un fumeur assez important ». On sait que 90% des cancers broncho-pulmonaire (couramment appelé cancer du poumon) sont dus au tabac, et on a pu parler de cancer du fumeur.
Pour tenter de s’exonérer d’une responsabilité dans cette maladie et ses conséquences, EDF a notamment mis en avant les arguments suivants :
· Comme tous les travailleurs du nucléaire pouvant entrer dans une zone d’irradiations, la victime bénéficiait d’un contrôle médical spécifique et d’un suivi des doses d’irradiations reçues. Sur 30 ans, elle a ainsi reçu une dose de 54,4 millisieverts (mSv), soit une moyenne de 1.8 mSV par an (le seuil maximal annuel de 50 mSv par an quand la victime a commencé à travailler chez EDF et a été ramené depuis à 20 mSv).
· Le cancer du poumon n’est pas une maladie caractéristique des rayonnements ionisants (comme pourrait l’être la leucémie ou le cancer de la thyroïde, mais je ne sais pas si l’avocat a cité ces deux maladies)
Le tribunal n’a pas suivi l’avocat d’EDF. Il a jugé que
· EDF a de manière indiscutable pris en la matière les mesures de protection légales ou connues
· Incontestablement, le tabac a joué un rôle important dans le cancer
· Mais l’employeur n’a pas apporté la preuve que les rayonnements ionisants n’ont pas joué de rôle dans le cancer.
Ce jugement s’inscrit dans une tendance sociologique profonde qui se traduit par une volonté d’indemniser tous les malheurs de la vie. Face à la précarité, le juge demande de protéger tout. On voit aujourd’hui des salariés, ayant subi une faible exposition à l’amiante, porter plainte et demander à être indemniser pour un « préjudice d’anxiété ». Ce courant a été renforcé par des décisions de la cour de cassation en 2001 avec une obligation de résultat en matière de sécurité.
Comme me le disait spontanément un anglo-saxon à qui j’en parlais, il y a aussi probablement, comme aux USA, l’idée que « EDF a les moyens », c’est donc lui qu’il faut faire payer.
Revenons au fond : la présomption d’imputabilité s’applique au tableau des maladies professionnelles. Or le cancer broncho-pulmonaire figure bien dans la liste des affections provoquées par les rayonnements ionisants (tableau 6). Dans une étude sur ce type de cancer et ses facteurs de risques professionnels, on trouve massivement l’amiante, mais aussi les rayons ionisants, avec comme commentaire page 12, une relation dose effet et pas d’effet de seuil.
Conclusion : en droit, le juge avait les éléments pour condamner EDF. Et il n’est pas sûr qu’en appel ce soit différent. On notera d’ailleurs que le juge ne nie pas le rôle que peut avoir joué le tabac : Même si assurément le tabagisme est un des facteurs concourant incontestablement à la même maladie, il n'exclut nullement au contraire le facteur résultant de l'exposition aux rayons ionisants, les facteurs se cumulant et augmentant les risques", juge le tribunal dans sa condamnation.
En analyse des risques, on peut juger qu’il y a 99% de chances que le cancer ait été dû au tabac, 0.9% qu’il ait été dû à l’amiante inhalé dans une précédente carrière par la victime et seulement 0.1% de chance que les rayons soit en cause, cela suffit pour le juge à condamner EDF. Et il a des arguments juridiques pour cela, même si ceux-ci sont discutables. Evidemment, la possibilité de faire ce genre de raisonnement rend la présomption d’imputabilité beaucoup moins légitime.
J’imagine que si le cancer du poumon est sur la liste des maladies professionnelles causées par les rayons, c’est qu’il y a eu historiquement des cas. L’imaginer, c’est le chercher. D’après Wikipédia, le lien avec le radon a été reconnu pour la première fois chez les mineurs de l'Erzgebirge (Allemagne), près de Schneeberg, Saxe. L'argent a été exploité dans cette région depuis 1470, et ces mines sont riches en uranium, avec ses descendants, dont le radium et le radon. Les mineurs étaient atteints d'une quantité exceptionnelle de maladies du poumon, finalement reconnues comme cancers du poumon dans les années 1870.
De l’article, il apparait clairement que l’inhalation du radon est un facteur reconnu de ce type de cancer, et peut être la deuxième cause de celui-ci, loin derrière le tabac. Les régions ayant un sol en granite et parfois des maisons construites avec les pierres correspondantes sont suspectées de favoriser le cancer : il est fortement conseillé d’aérer fréquemment ces maisons.
Cela n’exonère pas forcément les autres rayons ionisants, et l’INSERM se méfie de plus en plus de leur utilisation en milieu médical (pour faire des radios par exemple.
EDF a donc intérêt à prouver à partir des études scientifiques que le problème vient de l’inhalation du seul radon (ce qui parait possible à la lecture, et en raison du rôle avéré de l’inhalation dans le cancer du poumon). L’entreprise a également intérêt à ce que ses salariés arrêtent de fumer !
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