A l’occasion du débat en cours sur la réforme envisagée par le gouvernement pour les retraites, le Monde a donné le 27 et le 28 la parole à deux personnalités : un sociologue spécialiste des inégalités sociales mardi puis le secrétaire général de FO le lendemain. Deux bons exemples d’utilisation d’arguments qui m’ont parus pour le moins biaisés.
Le sociologue, Pierre Merle, propose au final de diminuer les ressources des retraités les plus aisés pour favoriser ceux qui sont les plus modestes. Pourquoi pas ? Il affiche la couleur dans le titre « une réforme des retraites plus juste », et il commence par définir ce qui est pour lui la justice dans ce domaine : assurer une retraite suffisante pour assurer une vie décente aux retraités, ne pas déboucher sur une un temps de retraite limité en raison d’une espérance de vie réduite et enfin (mais seulement si les deux premiers principes sont respectés) les pensions doivent être en rapport avec les cotisations versées.
On notera que la prétention a vouloir définir de manière précise la question de la justice a débouché sur des concepts tout aussi flous : c’est quoi une vie décente ? C’est quoi un temps de retraite limité ? (pour l’instant, nous sommes tous mortels !) Mais je chipote, après tout il y a un effort de raisonnement louable. Ce sont plus les arguments utilisés qui me gênent (du moins une partie, je partage certaines des analyses, par exemple sur le régime de retraite des parlementaires).
Premier argument, qui renvoie au premier principe : 14.1% des femmes de plus de 75 ans sont pauvres. L’utilisation du seuil de pauvreté a l’avantage de faire appel à une référence claire mais il n’est là que pour tromper le lecteur : on parlera ensuite de manière générale des « retraités les plus modestes » sans jamais se demander pourquoi 14.1% des femmes de plus de 75 ans sont sous le seuil de pauvreté et pourquoi « seulement » 9.3% de celles de 65 à 74 ans ?
Les femmes aujourd’hui âgées ont fait partie de générations qui connaissaient un taux d’activité féminin faible. Une partie d’entre elles vivent aujourd’hui avec la pension de réversion de leur mari décédé (c’est le cas de ma mère et de ma belle mère), pension qui peut être faible si le conjoint est resté longtemps à un salaire faible et / ou si il a eu une carrière tronquée (par exemple du fait d’un décès). N’oublions pas que le SMIC était très bas jusqu’au début des années 70 (des années qui ont comptées dans les carrières de cette génération). Une partie (probablement importante) de ces femmes vit en fait du « minimum vieillesse » : la question est donc en fait le montant de ce minimum !
Le plus faible taux de femmes pauvres avant 75 ans s’explique probablement pour deux raisons : d’une part le taux d’activité de ces femmes a déjà été un peu plus élevé que celui de leurs ainées (elles ont commencé à travailler à une date qui se situe selon les cas entre 1955 et 1975), d’autre part les plus âgées subissent les conséquences de la réforme Balladur qui n’indexe plus les retraites sur les salaires mais sur l’inflation. Cette solution a été adoptée parce qu’on avait des départs en retraite très tôt : il a fallu compenser autrement cette réalité ! Ceci dit quand Pierre Merle nous dit plus loin que les retraités modestes ont le droit comme les retraités aisés d’aider leurs enfants, pense-t- il à des personnes de plus de 75 ans, dont les enfants ne sont généralement déjà plus tous jeunes ?
Montant du minimum vieillesse et indexation des pensions, n’aurait il pas fallu creuser ces deux pistes pour les retraités modestes ?
Le deuxième argument qui m’a fait sursauter concerne la différence d’espérance de vie selon les catégories socio professionnelle. L’auteur parle d’espérance de vie en bonne santé, indicateur qui a l’inconvénient d’être issu de déclarations et donc de toute la subjectivité de ceux qui ont répondu à un sondage. Ce ci dit, on connaît l’existence de ce différentiel pour l’espérance de vie, un critère plus solide. Le problème est que l’auteur compare l’espérance de vie à 65 ans, sans tenir compte des âges de départ. Ne sait il pas qu’aujourd’hui, le critère durée de cotisation étant de fait devenu plus important que le critère âge dans la liquidation des pensions, les ouvriers partent en retraite nettement plus tôt que les cadres ? Il n’en dit mot et rejoint ainsi tous ces intellectuels légitimement épris de justice sociale qu’on n’a pourtant jamais entendus reconnaître que la mesure des carrières longues, obtenue en 2003 par la CFDT dans la loi Fillon était certainement une des plus justes depuis des décennies…
Ces arguments (et ce que l’auteur appellent des « constats indiscutables ») débouchent sur l’idée qu’il ne faudra pas, y compris apparemment dans un avenir lointain, retarder de nouveau l’âge d’obtention d’une retraite sans décote, fixé depuis 2010 à 67 ans. La conséquence serait, selon l’auteur, de « réduire encore l’effectivité du droit à la retraite de ceux dont les carrières ont été écourtés »et qui seraient pénalisés « avec une durée de retraite plus brève, et/ ou des pensions plus faibles » leur proposant « d’être chômeur ou retraité pauvre ».
Bien sûr, l’auteur ne fournit aucune analyse de qui seraient les personnes concernées et des raisons qui feraient que leur carrières ont été écourtées (et cela tombe bien, à voir certains commentaires des articles du Monde sur le sujet des retraites, certains semblent encore ignorer que les périodes de chômage indemnisées donnent droit à validation de trimestres pour la retraite).
Je soupçonne que, de la même manière qu’à droite certains s’abritaient derrière le cas de « pauvres agriculteurs » de l’ile de Ré ou de « pauvres veuves » propriétaires de leur logement à Paris pour combattre un ISF qui touche généralement des riches, notre auteur, consciemment ou pas, s’abrite derrière des cas de femmes à carrières très écourtées, cas moins nombreux qu’on ne le pense (et de moins en moins avec l’augmentation du taux d’activité féminin) pour défendre ces cadres fort diplômés, ayant commencé à travailler relativement tard (vers 25 ans par exemple) et qui risquent de devoir aller au-delà de 67 ans avant de prendre leur retraite, si la durée de cotisation atteint un jour 43 ou 44 ans comme c’est probable.
Quelques chiffres pour justifier mon point de vue : en 2011, on comptait près de 200 000 actifs de plus de 65 ans. Le taux d’activité augmentait en fonction du diplôme de manière très nette avec un taux de 7.4 pour les niveaux I et II de l’EN et un taux de 1.1 pour les sans diplômes (niveau VI). Parmi ceux-ci, le taux d’activité des hommes était de 1.3 et celui des femmes de 0.9. De mon expérience, je pense qu’une bonne partie de ces sans diplômes travaillant encore après 65 ans sont des travailleurs immigrés arrivés tard dans notre pays plutôt que des femmes aux carrières écourtées.
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