La revue Sciences Humaines annonce sur son site la mort du célèbre sociologue français, à l’âge de 90 ans, onze ans après celle de Renaud Sainsaulieu, et de nombreux praticiens en entreprise sont aujourd’hui orphelins. Le premier a exploré les logiques d’acteur dans les institutions, et le second a souligné l’importance de la culture des individus dans l’organisation.
L’auteur du phénomène bureaucratique a théorisé sa pensée dans un ouvrage écrit avec Erhard Friedberg, l’acteur et le système. Ceci dit, si ce livre est considéré comme fondateur et incontournable, on ne le conseillera pas au simple amateur éclairé, tant il est difficile à lire (à mon humble avis !). On conseillera aux néophytes les écrits plus récents de sociologues qui ont pu bénéficier de toute la réflexion postérieure du mouvement sociologique et qui, enseignants, ont choisi de faire œuvre de pédagogie : par exemple la sociologie des organisations de Philippe Bernoux ou la sociologie du changement de François Dupuy.
Comme le souligne l’article de SH, pour Michel Crozier, « l’acteur n’est pas totalement contraint, il a une certaine marge de liberté ». Si Michel Crozier s’est particulièrement penché sur les organisations publiques, l’exemple de la Seita qu’évoque le phénomène bureaucratique rappelle que même dans une organisation industrielle taylorisée, les ouvriers ont une marge de liberté et qu’ils peuvent en jouer.
Les courants socio technique et socio organisationnels, utilisés par certains consultants et une association comme l’ANACT, sont nés de ces travaux. J’ai essayé de les expliquer dans ma série écrite en 2007 sur la conduite du changement : on trouvera ici celui qui a trait au courant socio organisationnel et aussi ensuite des exemples tirés de ma propre pratique, il y a maintenant déjà une bonne vingtaine d’années (mais j’utilise encore régulièrement ces outils).
Je pense que la question de la reconnaissance du statut d’acteur dans le travail est aujourd’hui complètement d’actualité. La demande récurrente de reconnaissance de la part des salariés n’est pas comme on pourrait le croire une demande monétaire : elle est une demande de reconnaissance du statut d’acteur. Cette reconnaissance ne peut se faire sans donner aux salariés le droit de s’exprimer sur le contenu de leur travail et son organisation. C’était le but des lois Auroux sur l’expression des salariés.
Danièle Linhard (fille de Robert Linhard, auteur de l’Etabli), a montré dans « le torticolis de l’autruche » comment les démarches dites participatives conduites par les directions ne donnaient pas réellement la parole des salariés sur leur travail, puisque seule la parole conforme aux objectifs de l’employeur y est admise. Yves Clot a montré qu’on ne pourrait sortir des dérives qui se traduisent aujourd’hui dans les RPS que si on accepte comme normal qu’il y ait des désaccords, qu’on accepte de regarder ensemble les conflits : pas facile dans une société qui se veut de plus en plus aseptisée, où les services de communication des entreprises veulent nous faire qu’e celles-ci sont un monde de bisounours !
Dans la négociation interprofessionnelle en cours sur la qualité de vie au travail, les organisations syndicales qui ont proposé un socle commun de négociation (CFTC, CFDT, CGC et CGT) ont remis en cœur de la discussion cette question du droit d’expression des travailleurs sur leur travail. Apparemment le Médef fait aujourd’hui preuve d’ouverture sur le sujet. L’enjeu symbolique est important, mais l’exemple des lois Auroux a montré qu’une loi (ou un accord) ne peut obliger un dirigeant à respecter réellement ses salariés, à considérer qu’ils sont dignes de dialogue (et pas seulement à faire semblant).
Reste qu’au-delà des cercles intellectuels et universitaires, et même si l’Etat n’a jamais accepté de l’écouter, Michel Crozier aura servi utilement à des acteurs du changement dans l’entreprise pour (quelle utopie !) améliorer le vivre ensemble ! Merci à lui.
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