Environ 15% des jeunes Français sortent de leur période de formation initiale sans aucune qualification. Leur taux de chômage se situe ensuite pendant des années entre 40 et 50 %. Cette question est l’une des principales posées par cet ouvrage de quatre économistes dont le sous titre s’intitule « comment la France divise sa jeunesse ».
Passons rapidement sur certains chapitres du livre qui ont leur intérêt propre mais qui sont assez éloignés du cœur de l’ouvrage : les auteurs expliquent que les jeunes les moins qualifiés ont des valeurs que l’on pourrait qualifier de traditionnelles (du genre travail famille patrie) qui pourraient les rendre sensible aux discours de l’extrême droite (ou de celui aujourd’hui de Nicolas Sarkozy, ce que les auteurs ne disent évidemment pas). Un chapitre est consacré à la difficulté pour les jeunes générations de trouver une place dans un monde politique tenu par les plus anciens.
Le diagnostic est connu : le système scolaire français a été inventé sous Napoléon pour fournir des élites ( à divers niveaux), la sélection étant le double produit du besoin de produire ces élites et de la volonté républicaine d’égalité des chances : c’est l’élitisme républicain qui a produit l’ENA et Polytechnique, avec les corps qui en sont issus en fonction du classement de sortie. On a gardé les mêmes règles pour l’enseignement d’aujourd’hui caractérisé par l’école obligatoire jusqu’à 16 ans…
L’intérêt de l’ouvrage de Cahuc, Carcillo, Galland et Zylberberg, est d’essayer d’aller plus loin dans le diagnostic, notamment en croisant la question scolaire avec la question du monde du travail et celle des revenus des moins de 25 ans. Là aussi on retrouve des idées connues : non seulement ceux qui sortent sans qualification du système ont un taux de chômage très élevé et vivent généralement la précarité sans réelles perspectives d’en sortir, mais tous les jeunes vivent la dictature du diplôme initial, qui hiérarchise durablement le marché du travail.
Une illustration au hasard d’une de mes récentes rencontres : une jeune femme, 35 ans environ, dans une entreprise menacée par un plan social, qui me disait rester pour l’intérêt de son travail et sa compatibilité avec sa vie de jeune mère de famille, mais qui contrairement à certains de ses collègues, n’avait aucune angoisse du lendemain. Passée par une école de commerce et à ce titre figurant dans l’annuaire des anciens, elle était chassée à peu près une fois par mois !
Là où les auteurs de « la machine à trier » font œuvre novatrice, au moins pour ceux qui ne connaissent pas bien le sujet, c’est en montrant, à travers le récit d’expériences menées notamment à l’étranger, que, plus que l’intelligence ou la somme des savoirs accumulés, ce qui compte pour éviter de tomber dans l’exclusion scolaire, ce sont ce qu’ils appellent des capacités non cognitives, par exemple d’être consciencieux, la capacité à coopérer ou la stabilité émotionnelle. Ils soulignent l’importance du facteur familial (on savait déjà que la réussite scolaire était corrélée au diplôme de la mère) : «la réussite scolaire est intimement liée au confort psychologique et sanitaire de l’enfant ».
Mieux, ils montrent qu’un des facteurs importants tient à la manière d’enseigner (page 89 et suivantes) et distinguent l’enseignement vertical (la norme en France) et l’enseignement horizontal, largement pratiqué dans les pays qui ont les meilleurs résultats.
Dans l’enseignement dit vertical, « les professeurs délivrent des cours de type magistral, les élèves prennent des notes, lisent des manuels et les enseignants posent des questions aux élèves. La relation principale se situe donc entre le maître et les élèves. »
Dans l’enseignement dit horizontal, « les élèves travaillent en groupe, réalisent des projets communs, et se sont plutôt les élèves qui posent des questions aux professeurs ».
Sur une période de une ou quelques années, les deux types d’enseignement donnent sensiblement les mêmes résultats pour les aptitudes cognitives (donc celles qui sont évaluées classiquement dans notre système scolaire), mais pas du tout les mêmes du point de vue non cognitif. A long terme par contre, ce sont bien les capacités non cognitives qui font la différence.
Un exemple très personnel pour illustrer ce propos. Ma propre fille a eu la chance, en primaire comme au collège, de bénéficier d’un enseignement de type horizontal. Ses résultats scolaires étaient dans la moyenne et ils ont continué à l’être au lycée, alors qu’elle se retrouvait dans une structure à l’enseignement plus classique, donc vertical. Mais c’est à la fac, lieu de tous les échecs, que tout ce qu’elle avait acquis comme compétences non cognitives (l’autonomie dans le travail en premier lieu évidemment) s’est révélé décisif et lui a permis de franchir allégrement les étapes qui l’ont conduite à sa profession actuelle d’enseignante, qu’elle assume je crois avec brio.
Nos auteurs notent ainsi que « pour un Finlandais ou un Danois, la coopération et l’estime de soi résultent en partie des méthodes d’enseignement horizontales pratiquées ». Ils notent aussi que les habitudes françaises de notation se traduisent par l’attribution de mauvaises notes à une partie de la classe (un tiers environ), quel que soit le niveau absolu de la classe en question ! « Cela peut conduire les jeunes français à une attitude d’hyper conformisme et de résignation » qui se retrouve dans les enquêtes montrant que les Français sont les occidentaux qui se sentent le moins capables de peser sur leur propre vie !
« La survalorisation scolaire a ainsi pour conséquence d’entamer l’estime de soi et de produire des jeunes frustrés et résignés ». Cela va même plus loin : on peut considérer que cet enseignement vertical est violent et produit de la violence. Au moment où je liasis ce livre, ma femme qui gère un service d’aide au devoir dans son centre social m’expliquait que l’on voyait des jeunes devenir violents à partir du CE1. Cette attitude est la réaction à un système scolaire violent, de même que le reproche fait par certains aux bons élèves d’être des « « est le résultat du besoin de compenser la perte d’estime de soi qu’ont provoqués les méthodes d’enseignement.
Il y a quelques années, un documentaire avait montré quatre classes de primaire, dont notamment deux étaient très caractéristiques, l’une de l’enseignement vertical, l’autre de l’enseignement horizontal. L’institutrice de la première, considérée comme très bonne par sa hiérarchie, avait très mal pris (on l’a comprend) le biais qu’avait à son sens introduit le montage du documentaire, qui insistait sur les réactions des élèves en difficultés, avec des jeunes en pleurs dans la classe. Les images de la deuxième classe montraient au contraire des jeunes biens dans leur peau. Je ne me souviens plus des conclusions, mais il me semble que de fait, c’étaient bien les impacts des deux enseignements sur l’estime de soi des élèves que montrait ce documentaire.
Que faire ? Je pense qu’il est très important de réformer l’enseignement primaire, pour réduire drastiquement le nombre des élèves arrivant en sixième avec une compréhension beaucoup trop limitée de ce qu’ils lisent. Le bon sens voudrait que l’on s’inspire pour cela de l’expérience des pays qui réussissent le mieux, comme la Finlande. On a commencé à le faire, malheureusement de manière partielle, ce qui risque de mener à l’échec
On pousse donc les enseignants à réduire au maximum les redoublements, mais cela nécessite que les élèves bénéficient d’un accompagnement personnel pour les aider à ne pas décrocher. C’est sans doute ce qui a conduit à prévoir deux heures par semaine pour cela, déclenchant des refus indignés de certains professeurs des écoles. Le candidat François Hollande a promis plus d’enseignants que de classe dans le primaire, ce qui peut aussi être une solution, à condition que cela ne remplace pas la précédente mais la complète.
Il est probable que de telles mesures vont progressivement inciter à un mode d’enseignement plus horizontal, comme les organisations de classe unique dans les villages le faisaient probablement. Mais il faudrait aussi une volonté de développer de tels usages, ce qui est très difficile avec un corps d’enseignants et d’inspecteurs en place qui ont d’autres habitudes. Par définition, une injonction verticale pour mettre en place un enseignement horizontal ne peut pas marcher. Il faudrait donc procéder autrement, par expérimentations et uniquement avec des volontaires, en prenant le temps de les former et de les accompagner pour qu’ils réussissent !
L’inspecteur général avec qui j’ai discuté du sujet considère que le problème se situe au collège, ou au moins au début de celui-ci. Lors de la mise en place du collège unique (la réforme Haby), le choix a non seulement été fait de calquer les programmes sur ceux du lycée, fréquenté jusqu’alors uniquement par les enfants des classes bourgeoises et cultivés, mais d’adopter le système d’organisation des classes du lycée, contrairement à ce qui avait été prévu au départ.
Deux solutions étaient en effet possibles pour le collège : continuer sur la lancée du primaire en amorçant la spécialisation des enseignements avec des instituteurs pratiquant deux matières(les fameux PEGC) ou faire comme au lycée avec un professeur spécialisé dans une matière et recruté sur ce critère. Il se dit que le deuxième choix a surtout tenu aux résultats des bagarres internes à la FEN, entre le SNI (proche des socialistes) et le SNES (proche des communistes). Dans ce jeu essentiellement politique, ce sont les enfants qui ont trinqué.
L’article de Wikipédia sur la FEN note en effet « À l'influence syndicale s'élevait un débat portant sur la conception pédagogique : le SNES, et les enseignants de second degré avec lui, dénonçait les risques de primarisation du collège et les menaces sur les disciplines d'enseignement, dans la mesure où les PEGC constituaient un débouché possible pour les instituteurs et où leur recrutement officiel ne prévoyait qu'une année de DEUG et deux années en centre de formation, dans la mesure aussi où il s'agit d'enseignants bivalents ou trivalents sur des champs plus larges (lettres/histoire-géographie ; lettres/langue vivante ; maths/sciences physiques, par exemple). Inversement, la majorité du SNI contestait la rupture en 6e, le passage d'un instituteur unique à dix enseignants étroitement spécialisés. Et les mêmes considèrent que le refus intransigeant du SNES de toucher en profondeur au collège est une source des difficultés actuelles ».
Mon inspecteur général n’est pas que je sache spécialement proche de tel ou tel syndicat, mais il estime que la spécialisation des enseignants est un facteur d’échec majeur pour les jeunes collégiens déjà en difficulté en primaire.
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