De la même manière que les trente glorieuses avec leur forte croissance se caractérisaient par de nombreuses promotions sociales, peut on dire que les trente piteuses qui les ont suivi sont celle du déclassement ? C’est une question qui fait en tous les cas débat, avec toute la difficulté de savoir de quoi on parle !
Les dossiers de Sciences Humaines consacrent quatre pages au sujet, essentiellement pour décrire le débat qui agite ces derniers temps les sociologues, avec des thèses qui paraissent à première vue contradictoires.
On compte
parmi ceux qui constatent des déclassements significatifs Louis Chauvel, avec
ses « classes moyennes à la dérive » que j’ai déjà décrit ici et
Marie Duru-Bellat qui, dans « l’inflation scolaire » constate la
déqualification des diplômés.
Dans le même camp, Camille Peugny a écrit un livre très documenté paru en 2009 dans lequel il analyse les mobilités sociales entre générations. Il montre notamment que le rapport entre ceux qui sont en une phase ascendante (passage père ouvrier à fils cadre par exemple) et ceux qui sont dans une phase descendante (chemin inverse), très favorable pendant les trente glorieuses, ne cesse de baisser.
Un rapport du Conseil d’Analyse Stratégique lui a répondu à l’été 2009 autour de la « mesure du déclassement », à partir des mêmes chiffres clés, en montrant d’une part que les évolutions sont relativement faibles, d’autre part que les ratios restent positifs. Le rapport s’est donc interrogé sur les causes du sentiment de déclassement, qu’il trouve dans le prix des logements, la progression du sur endettement et autres phénomènes touchant les classes moyennes ou les travailleurs pauvres.
Le journaliste de Sciences Humaines classe dans le même camp Eric Maurin et sa « peur du déclassement ». J’ai déjà parlé ici de ce livre qui se concentre sur la notion de statut d’emploi et sur la peur de ceux qui ont un statut protégé (fonctionnaires et CDI de grandes entreprises) de perdre ce statut et de basculer du coté des précaires.
Camille Peugny a répondu à son
tour au rapport du CAS sur la mesure du déclassement, en reprenant les chiffres
d’une part, en montrant la croissance des difficultés de vie pour ceux qui sont
restés dans la même classe sociale que leurs parents. Et il note que le champ choisi
par Eric Maurin pour parler du déclassement se restreint à l’emploi.
Le journaliste fait remarquer que
les divergences s’expliquent parce que tout le monde ne parle pas de la même
chose, chacun des dossiers se concentrant sur une problématique particulière :
ils sont moins divergents qu’il n’y paraît à première vue.
Un encadré donne d’ailleurs
quelques définitions pour bien comprendre de quoi parlent tous ces auteurs. Il
y a le déclassement inter générationnel, qui note qu’un fils est dans une
catégorie socio professionnelle plus basse que celle de son père, le
déclassement scolaire, qui consiste à occuper un emploi sous qualifié par
rapport à son diplôme, le déclassement intra générationnel qui consiste à
perdre son statut au cours de sa carrière.
Peugny se penche sur le premier
sujet, Duru-Bellat sur le second et Maurin sur le troisième !
Un autre encadré porte justement
sur le déclassement scolaire. Marie Duru-Bellat pointe dans « l’inflation
scolaire » parue en 2006 le fait que les diplômés du supérieur peinent de
plus en plus à rentabiliser leurs diplômes et se demande s’il est raisonnable
de vouloir produire toujours plus de diplômés alors que le système de
production ne sait pas quoi en faire.
Eric Maurin explique au contraire que
l’évolution du marché de l’emploi sur 30 ans a donné toujours plus d’importance au
diplôme dans la course à l’emploi et au statut, rendant la compétition scolaire
d’autant plus féroce.
Pour finir, le journaliste aborde
les préconisations qu’inspirent à ces divers auteurs leurs analyses. Là aussi,
on constate une grande diversité (plutôt qu’une grande divergence d’ailleurs),
les auteurs débouchant sur des propositions sur l’articulation formation
emploi, mais aussi sur d’autres éléments sociaux comme les mécanismes de redistribution,
la réforme des retraites ou la réduction des niches fiscales. Mais nous n’avons
pas assez à voir sur les propositions pour analyser leurs différences ou
complémentarités.
A noter au passage que Camille
Peugny s’élève contre le discours méritocratique dominant, jugé cruel pour les
déclassés. Je note qu’il va ainsi dans un sens différent de celui de Louis
Chauvel, dont le discours très méritocratique restreignait à mon avis à tort la
variété des voies de réussite individuelle.
Tout cela suscite évidemment l’envie de commentaires.
D’abord sur la question des diplômes. Encore une fois, Marie Duru Bellat et Eric Maurin ne parlent pas de la même chose, puisque la première pointe la sur qualification et interroge les solutions collectives, alors que le second montre que la course individuelle au diplôme est rentable voire indispensable pour réussir.
Évidemment, ils ont tous les deux
raison. Je l’ai déjà dit pour le second, illustrons le discours de la
première.
De nombreux systèmes de
classification de branches font référence à ce qu’on appelle des axes
classants, dont la première apparition date de 1974 dans la métallurgie, et qui
se sont diffusés ensuite. Le niveau de diplôme (selon les 6 niveaux de
l’Education Nationale) ou une expérience équivalente, fait généralement partie
de ces axes. Au moment de la conception de ces systèmes (il n’y a donc pas si
longtemps que cela), la pesée des emplois débouchait le plus souvent sur la
même cotation sur chacun des axes. Aujourd’hui, le niveau sur l’axe diplôme apparaît
généralement plus élevé, d’au moins un niveau. Dit autrement, il faut un bac +
2 pour un emploi qui exigeait hier le bac.
La situation dépend cependant des secteurs. Dans le
bâtiment, pour les emplois d’ouvriers et le premier niveau de maîtrise, il est
encore possible de « partir de rien ». Dans les fonctions d’entretien
de machines ou de logement, les responsabilités accordées avec un diplôme moyen
sont importantes. On retrouve là ce qui existait hier dans les axes classants,
une équivalence des niveaux selon les axes, parfois même à partir de la notion
« ou expérience équivalente ». Ce n’est évidemment pas un
hasard : ces deux secteurs connaissent depuis longtemps une pénurie de
recrutement.
A l’opposé, on trouve dans les
services administratifs( par exemple les banques) des situations de
déqualifications, parfois fortes. La fonction publique, avec sa logique de
concours, a accumulé les situations de déclassement, et on voit des titulaires
d’un bac + 2 se présenter à des concours prévus à l’origine pour les titulaires d’un BEP ou d’un BEPC.
On notera ici en passant que les emplois où existe une sous qualification sont très nettement masculins alors que les emplois sur qualifiés sont plutôt féminins.
Venons en maintenant à Camille
Peugny et à son déclassement inter générationnel, pour dire que le résultat
affiché est très dépendant d’une définition des classes socioprofessionnelles.
S’il y a eu une période de progression rapide, c’est tout simplement parce que
le nombre de cadres a augmenté fortement.
Mais on pourrait remarquer que la fonction de cadre est moins valorisante qu’il y a un demi siècle quand il y en avait peu, de même qu’est loin la période où les notables du village étaient le notaire, le curé et l’instituteur ! Le cadre aujourd’hui peut avoir une assez faible autonomie, n’être qu’un individu dans un open space où 50 de ses semblables sont en train de travailler sur une partie du même projet !
Après tout, si on parle
hiérarchie sociale, on peut aussi classer par niveaux successifs, ceux qui sont dans les 1,5,10
ou 30 % les plus élevés. Mais si on raisonne ainsi, par définition, il y a
autant de mouvements (dans le sens nombre multiplié par chemin parcouru)
ascendants que descendants ! Il peut y avoir une mobilité sociale plus ou
moins élevée, ou une société plus ou moins figée, mais il ne peut pas y avoir
une progression sociale massive !
On pourrait d’ailleurs très bien
contester la progression sociale des trente glorieuses : après tout, cette
période a surtout vu diminuer fortement le nombre d’agriculteurs, de petits
commerçants ou artisans au profit des ouvriers, employés ou cadres. Le nombre
d’indépendants a diminué au profit du salariat. Cela a été un gain en sécurité
de l’emploi mais pas en autonomie : pourquoi donc déclarer que c’est un
progrès social ?
La réalité n’est pas dans le
déclassement inter générationnel, la question est bien celle du déclassement
scolaire et du déclassement intra générationnel : c’est Marie Duru Bellat
et Eric Maurin qui ont raison !
Pendant les trente glorieuses,
on a assisté à deux phénomènes majeurs : des individus en nombre
conséquents qui ont commencé bas ou relativement bas dans l’échelle sociale et
qui ont fait ce qu’on appelait une belle carrière. Jacques Delors, entré avec
le bac à la banque de France pour finir président de la commission européenne
en est un des plus beaux exemples.
Le deuxième phénomène est bien sûr la
formidable augmentation du pouvoir d’achat pendant cette période où il a été
multiplié par un facteur de l’ordre de 4. Avec une telle croissance, même les
déclassés sont plus riches à la fin de leur carrière qu’au début.
Les choses ont complètement changé
depuis : un bac + 4 ne garantit absolument pas un beau salaire, on peut se
retrouver durablement au chômage quelque soit son niveau initial (j’ai dans ma
famille plusieurs cas de personnes pourtant brillantes dont la fin de carrière
a été très difficile). Et la croissance est tellement faible qu’on peut
démarrer dans le même métier que ses parents avec un revenu plus faible, comme
l’a montré Gary Bobo pour les enseignants.
En parlant du déclassement, on
est ainsi revenu aux deux problèmes socio économiques majeurs : pourquoi
la formidable augmentation du niveau de formation initiale ne s’est elle pas
traduite par une augmentation correspondante des revenus, et pourquoi notre
pays n’arrive t-il pas à résorber son chômage massif ?
Les deux questions sont en partie liées, chacune d’elles étant l’une des causes de l’autre. Il sera très difficile de traiter les autres problèmes sociaux, si on ne traite pas ces deux là. Et une fois de plus, je pense que Christian Blanc a raison en proposant des réponses opérationnelles à la première question, mère de toutes les autres.
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