Ce que nous savons aujourd’hui sur la révolution néolithique remet en cause les modalités de la démonstration de Rousseau sur l’influence de la société sur les qualités humaines. Mais on peut se reposer certaines des questions philosophiques ou générales qu’il pose, à la lumière de nos connaissances !
Cet article est la suite de celui sur Jean Jacques Rousseau et de celui plus global sur le « mythe du bon sauvage »
Rappelons pour commencer que la révolution néolithique correspond à la domestication de certaines plantes (blé, riz, orge notamment) et animaux (chien, bovins et ovins, cheval), donc à l’apparition de l’agriculture et de l’élevage. Démarrée il y a plus de 10 000 ans, elle a conduit à un accroissement formidable de la population, puis la création des bourgs, puis des villes et des états.
On pourrait attribuer à cette révolution trois des problèmes soulevés plus ou moins de cette manière par Rousseau :
l’occupation de toutes les terres cultivables par les agriculteurs ne laisse plus de place à un nouveau venu ou tout simplement celui qui voudrait garder le mode de vie chasseur cueilleur, elle crée donc les pauvres évoqués au début du billet précédent.
La taille des populations conduit à ce qu’on puisse ne plus se connaître tous dans un site local et crée de l’indifférence aux malheurs d’autrui.
Enfin, la spécialisation des métiers (agriculteur et forgeron pour Rousseau) est la porte ouverte à l’augmentation des inégalités
J’en rajouterai un quatrième, qui s’appuie sur la réflexion du philosophe : la densification de la population accentue l’importance des relations entre hommes, les exacerbe et augmente leurs inconvénients quand elles sont mal maîtrisées.
Un premier mot concernant la spécialisation des métiers. Donc une organisation du travail basé sur une différenciation des rôles. La première spécialisation existe déjà chez de nombreux animaux avec la différence des rôles des mâles et des femelles dans le soutien au petit mais parfois aussi dans la recherche de nourriture. Chez les hommes, il semble que très tôt sont apparus des spécialistes de la production des outils : selon les études, il semble que pour faire un bon tailleur de pierres au paléolithique, il faille plus de 5 ans et les paléo anthropologues pensent qu’il s’agissait de gens spécialisés sur cette fonction, comme sans doute les chamans et les spécialistes de l’art rupestre. Tout cela bien avant le néolithique. Et, il y avait aussi probablement des chefs de groupe ou de clan.
Dans une tombe trouvée en Ukraine sur un site datant de 27 000 ans, on a trouvé un homme de 40 ans environ enterré avec des vêtements sur lesquels avaient été cousus 3500 perles d’os, ainsi qu’une vingtaine de bracelets en ivoire de mammouth.
Ainsi, bien avant l’apparition de la propriété, quand n’existent que des hommes ressemblants au bon sauvage de Rousseau, on trouve un art et des parures qui vont à l’opposé de ce que raconte le philosophe (qui en fait un symbole de dégénérescence). Et on enterre un homme avec des objets qui représentent des milliers d’heures de travail, ce qui révèle probablement des inégalités de fait en sa faveur.
Deuxième sujet, celui concernant l’impossibilité d’acquérir des terres quand elles sont déjà toutes occupées. Effectivement, un nouveau venu sur un territoire déjà occupé se trouve en situation difficile. Mais c’est toujours vrai, pour le jeune chimpanzé, le chasseur cueilleur ou l’éleveur. Puisque j’ai utilisé la BD, continuons en évoquant une aventure de Lucky Luke, « des barbelés dans la prairie », qui oppose des éleveurs et des agriculteurs dont les intérêts sont apparemment opposés, car ils veulent utiliser un même territoire selon des modalités incompatibles. Ceci dit, on peut aller plus loin et noter que le treizième de la portée d’une truie qui ne possède que 12 mamelles se trouve condamné à une mort certaine.
Tout aussi problématique le fait qu’un individu, un groupe humain, une société même, puissent voir leur mode de vie radicalement mis en cause par les évolutions d’un autre individu, groupe ou société. C’est pourtant une réalité : si un groupe humain (mais cela peut être vrai pour les animaux !) se trouve chassé de son territoire par les évolutions environnementales, il peut venir à son tour perturber le mode de vie d’un autre groupe. Les sociétés non occidentales mises en communication avec les sociétés européennes depuis 500 ans en ont fait l’amère expérience. Mais d’autres avant elles avaient vécu la même expérience. Si les différences espèces d’australopithèques ont disparus, s’il en est de même pour des tas d’espèces d’animaux du passé, à commencer par les dinosaures, c’est que la concurrence pour la possession d'une niche écologique est permanente. Et qu’il n’a pas fallu attendre le néolithique et le droit de propriété pour cela.
Troisième situation, celle de la méconnaissance entre les hommes créée par la densification de la population. J.J. Rousseau considère que l’homme naturel était capable de pitié car il s’identifiait à ses semblables, alors que ce sentiment est faible chez l’homme civil qui peut « laisser égorger son semblable sous sa fenêtre » sans qu’il intervienne. On ne sait pas sur quels faits le philosophe s’appuie pour de telles affirmations, mais tous ceux qui ont pris un métro bondé savent ce que peut vouloir dire l’indifférence par rapport à ses voisins ! Et on a pu dire que pendant la canicule, quinze milles vieillards étaient décédés dans l’indifférence de leurs voisins. Les études comportementales (voir par exemple le traité de manipulation à l’usage de honnêtes gens) ont montré cependant que les choses n’étaient pas si simples !
Il faut pourtant dire que l’incognito qu’assure la grande ville a aussi des avantages, quand elle permet d’échapper à une pression sociale difficile à supporter : les homosexuels qui fuyaient il y a trente ans leur petite ville pour l’anonymat de Paris en savent quelque chose. René Girard, dont on reparlera, considère les sociétés primitives comme extrêmement conservatrices, et elles étaient sans doute le lieu d’une pression sociale importante. Mais citons aussi Pascal Picq, paléo anthropologue :
« La présence d’une femelle en oestrus (‘en chaleur) n’empêche pas les chimpanzés de se coaliser pour mener des patrouilles hostiles à la limite de leur territoire. D’autre part, un bon moyen d’éviter qu’un petit malin profite de l’absence des autres consiste à s’assurer que tous les mâles participent à l’action qui les pousse à s’éloigner. Les mâles dominants n’éprouvent aucun problème pour faire comprendre ce genre d’obligation… »
En fait, chaque situation a des avantages et des inconvénients, sans qu’on puisse dire que l’une est en soi et systématiquement plus favorable. On pourrait être tenté de dire que le droit à la différence qui caractérise nos sociétés modernes se paie par de plus grandes inégalités, mais c’est loin d’être sur…
Quatrième et dernière situation, celle concernant la place de plus en plus grande des relations sociales dans la vie humaine. Nos ancêtres étaient confrontés à des prédateurs divers et aux contraintes de l’environnement. La maîtrise technologique nous permet de nous affranchir de plus en plus de l’un et de l’autre. Mais la densification de la population, l’évolution de nos sociétés en particulier la spécialisation toujours plus grande qui caractérise la répartition des taches, donne probablement de plus en plus d’importance aux rapports humains. J.J. Rousseau y voit comme conséquence le développement de comportements que je qualifierai de fallacieux, avec l’importance donné au qu’en dira t-on et son cortège de faux semblants, de valorisation du paraître, de comparaison et de jalousie.
On pourrait trouver cette description très actuelle, aujourd’hui que certains sont prêts à se faire humilier en public pour pouvoir dire qu’ils sont passés à la télévision, pour être « reconnus » même l’espace d’un jour. Mais rien ne dit que toutes ces pratiques soient si neuves : les travaux des préhistoriens ont montré que les objets d’arts, la volonté de se parer d’une manière ou d’une autre sont déjà extrêmement anciens, bien avant le néolithique.
Les expériences menées pour comprendre le comportement des allemands face aux camps de concentration, l’expérience de Milgram surtout, montrent que le conformisme peut être très important, et qu’on peut susciter sous prétexte d’obéissance des comportements contraires à l’éthique personnelle.
Il n’empêche qu’on observe une grande diversité des situations sociales : notre récent 20ème siècle a pu connaître les effets particulièrement néfastes du fascisme et du communisme. Dans le même temps, les résultats obtenus par les pays scandinaves dans de nombreuses enquêtes (voir par exemple la société de défiance) montrent qu’une société peut aussi favoriser des rapports humains positifs. La société moderne n’est pas forcément diabolique !
Il reste que l’amélioration des relations humaines, individuelles comme collectives, devrait être un objectif prioritaire pour nos sociétés, sachant cependant que cela ne se décrète pas au journal officiel et que ce n’est pas non plus par la contrainte qu’on y arrive le plus facilement !
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