La notion de harcèlement moral a été introduite dans le droit du travail français par la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002. Elle est depuis très présente dans les conflits portés aux prud’hommes mais rares sont les organisations qui mettent en œuvre les procédures prévues par cette loi, en particulier celle de l’enquête conjointe.
A l’occasion d’une discussion à la République des blogs (on y parle vraiment de tout !) on m’a rapporté le cas d’une institution qui se contentait de séparer les protagonistes d’un éventuel harcèlement, en mutant l’un d’eux (généralement le subordonné) dans un autre service, sans se poser la question de savoir s’il y avait ou non harcèlement.
Dit autrement, elle adopte une solution qui ne répond pas forcément au problème (puisque celui-ci n’a pas été identifié) et qui probablement lèse la personne mutée ou le fonctionnement de l’institution. Mais cette anecdote montre que la question du harcèlement moral est sans doute encore très mal maîtrisée dans les organisations.
Elle n’est pas simple non plus pour les victimes éventuelles puisqu’il y a de plus en plus de doute sur la véracité des plaintes : à partir du moment où le harcèlement moral est invoqué dans presque tous les procès aux prud’hommes, il perd de fait de sa crédibilité !
On se trouve de fait avec trois types de situation :
Celle ou le salarié utilise la plainte pour harcèlement, plus ou moins consciemment, pour défendre ses intérêts dans un conflit ou une négociation, ou pour nuire à une autre personne
Celle où il y a réellement harcèlement, mais pas forcément plainte
Celle où le salarié se trouve
dans une situation déplaisante pour lui,qu’il a tendance à baptiser de bonne
foi mais à tort de harcèlement
Un peu d’histoire
Il faut dire que la notion est récente. Introduite à l’occasion de la loi dite de modernisation sociale (celle qui a crée le Plan de Sauvegarde de l’Emploi, PSE, pour organiser les plans de licenciement), elle était l’aboutissement d’une « campagne » médiatique assez récente, dont Jean Pierre Le Goff a rendu compte dans son livre « la France morcelée ».
En 1998 parait un livre intitulé « le harcèlement moral » sous la plume de Marie France Hirigoyen, psychiatre et psychanalyste. Prévu pour une vente à 10 000 exemplaires en cas de succès, il tire en fait à 500 000 et avait fait l’objet de 26 demandes de traduction début 2003, au moment où l’article critique de JP Le Goff parait dans la revue « Le Débat ».
Le livre aborde essentiellement, à travers des présentations de cas, la relation entre la victime harcelée et son harceleur pervers. L’approche se situe à la fois dans le champ de la psychologie et dans celui de la victimologie. Prenant parti pour la « victime innocente » il appelle celle-ci à « ne pas se laisser faire » (cette expression ne vous rappelle rien ?).
La plupart des cas exposés se situent au sein d’un couple, mais quelques uns se situent dans l’entreprise. Ces derniers susciteront des réactions très nombreuses dans le public, ce qui e,traîne une reprise du sujet et des idées dans la presse et la création d’associations de victimes.
La notion de harcèlement moral, déjà floue dans le livre est reprise un peu à toutes les sauces. On voit même des personnes n’ayant absolument pas le profil d’une victime, se servir de l’idée pour mieux défendre leur situation. On verra d’ailleurs dans les premiers temps d’application de la loi, des accusations réciproques de harcèlement.
Au point que dans un nouveau livre « malaise au travail » paru en 2000, MF Hirigoyen essaie de remettre les pendules à l’heure, comme le montre le sous titre « Harcèlement moral, comment démêler le vrai du faux ». Elle précise notamment qu’il ne faut pas confondre les contraintes professionnelles et les pressions légitimes de l’encadrement avec le harcèlement moral. Elle propose alors quelques traits du véritable harcèlement moral : répétition et durée de l’agression, caractère occulte du processus,volonté de nuire et atteinte à la dignité de la personne.
Pour JP Le Goff, le passage de la logique collective, fondée sur les rapports de travail au sein de l’organisation à la logique individuelle et compassionnelle de victimisation est assez représentative des évolutions de la société qui se traduiront dans les postures des deux principaux candidats à la présidentielle. Mais c’est un autre débat : revenons à ce qu’est devenu le sujet, une fois la loi votée.
Quelques éléments juridiques
Mais d’abord, de quoi parle t-on ? Le législateur a donné une définition du harcèlement moral que voici :
Agissements
répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions
de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du
salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir
professionnel.
Ces comportements ne doivent pas être confondus avec les demandes normales de productivité adressées aux salariés ni avec les indications normales liées au rôle de la direction dans l’organisation du travail. Cette distinction est un des éléments de la jurisprudence. Le caractère répété des agissements est un élément clé de la définition de harcèlement. Cependant, en 2008, la loi contre la discrimination n’a pas prévu que la répétition soit nécessaire en cas de discrimination.
Tout
en prévoyant la possibilité d’une peine de prison (pouvant aller jusqu’à un an)
et / ou d’une amende (pouvant aller jusqu’à 15 000 euros) pour la personne
coupable de harcèlement, la loi a précisé qu’ il appartient à l’employeur de
prendre toute disposition nécessaire en vue de prévenir ces agissements.
La personne qui s’estime harcelée peut donc se plaindre en justice : elle présentera les éléments qui lui font estimer qu’elle est harcelée et il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement. Mais avant cela, elle peut agir dans son institution pour demander une action.
L’enquête conjointe
En pratique, elle peut faire appel aux délégués du personnel, aux membres du CHSCT, au médecin du travail, à l’inspecteur du travail, au management. Les élus du personnel disposent de leur coté d’un droit d’alerte s’ils estiment qu’il y a un cas de harcèlement. Le rôle de ces personnes tierces est fondamental, parce que le véritable harcèlement conduit souvent les victimes à douter d’elles mêmes.
Entre les personnes véritablement harcelées qui n’osent pas en parler et celles qui se plaignent indûment, le tri n’est pas facile. Avant de définir une action ou d’éventuelles sanctions, la direction a donc tout intérêt à mettre en œuvre un dispositif prévu par la loi, celui de l’enquête conjointe.
En effet, la difficulté dans une telle situation est d’estimer les faits : ce n’est pas par hasard si MF Hirigoyen a sous titré son deuxième ouvrage « Harcèlement moral, comment démêler le vrai du faux ». Elle écrit d’ailleurs dans le premier livre : « dans une agression perverse, il n’y a aucune preuve. C’est une violence propre. On ne voit rien ».
L’enquête conjointe est mise en place par la direction et menée conjointement par un délégué du personnel et une personne nommée par la direction. Les enquêteurs sont amenés à entendre de manière confidentielle lors d’entretiens conjoints les personnes concernées et leur entourage. A l’issue de l’enquête, les enquêteurs (DP et Direction) rédigent séparément un
rapport qui donne un avis circonstancié de la situation et des préconisations pour y
remédier.
Quel que soit le résultat de l’enquête, la direction informe les parties concernées des
conclusions de l’enquête et se charge de prendre les mesures immédiates et de prévention qui s’imposent et d’en informer les représentants du personnel.
Toute la difficulté de l’enquête est de faire le tri dans ce qui est raconté. Les exemples d’actes ci-dessous montrent toute la difficulté à séparer ce qui fait partie de la vie normale de l’entreprise, et ce qui ne l’est pas. Par exemple, le fait qu’un travail soit stressant est il une preuve de harcèlement ou constitutif du métier ? (ex le travail d’un chirurgien !). Une attitude est elle vexante ou ressentie comme telle ?
Voici des exemples de comportements qu’on retrouve dans les cas de harcèlement. Leur présence est un indice de cette situation.
Agressions verbales : insultes, réprimandes blessantes, brimades, propos vexatoires, menaces diverses, pressions morales de nature à forcer le consentement, menaces lancinantes de licenciement, propos calomnieux rapportés à des tiers ...
Imposer des conditions de travail humiliantes ou stressantes : mauvaise aération du bureau, absence de chauffage, réduction de la taille ou partage du bureau, surpopulation ...
Se comporter de façon vexatoire ou méprisante : notification d’avertissements portant sur des faits particulièrement vagues ou anodins, s’immiscer dans la vie personnelle
L’aménagement des conditions d ’exécution du contrat peut avoir pour effet de dévaloriser le salarié : mise au placard, privation de matériel usuel, lui « couper les ponts » avec la clientèle, insuffisance de personnel mis à disposition, défectuosité du matériel fourni
Refus de toute communication, absence de consignes ou attribution de consignes contradictoires, privation ou surcroît de travail, tâche étendue « à l’excès » et incompatible avec le statut et le salaire ou tâches dépourvues de sens, missions au-dessus des compétences
Quelle prévention ?
L’employeur est sensé prendre toute disposition pour prévenir ces agissements. En pratique, que peut il faire ?
D’abord, bien sûr, organiser le travail, son contenu, son organisation, les modes de management sur des basses éloignées de ce qui est décrit ci-dessous.
Ensuite, s’il y a doute, la mesure la plus simple consiste à mettre en place la procédure d’enquête conjointe décrite plus haut et de la faire savoir. L’existence de cette procédure devrait permettre de traiter d’éventuelles dérives avant qu’elles ne dégénèrent et aider la direction à orienter son action dans ce cas. On comprendra aisément que cette procédure suppose des relations au moins correctes entre partenaires sociaux.
D’autres mesures ont évidemment trait à la formation du management. Ce n’est pas un hasard si les premières plaintes après le vote de la loi se sont produites dans l’administration publique : on sait que la hiérarchie n’y est guère formée à s’occuper des personnes…
L’une des difficultés est liée à la gestion du changement, et on peut notamment le voir lors d’un changement de responsable dans un service. Si celui-ci arrive avec la volonté (et/ ou la mission) de modifier l’organisation voire le contenu du travail, il risque d’être confronté à des réticences de certains salariés en place, ne serait ce que ceux qui vont perdre, ou penser perdre, dans le changement d’organisation.
Les travaux de Christophe Dejours, sur « la souffrance au travail », qui vont dans le même sens que ceux de MF Hirigoyen, insistent sur l’identité au travail, et sur l’importance dans sa constitution de la reconnaissance de la compétence professionnelle. Un changement important, en remettant en cause le contenu même du travail et les compétences nécessaires pour le mener correctement, peut donc être vécu comme une forte remise en cause de l’identité même du travailleur et donc constitutif d’un harcèlement. J’ai montré dans ma série sur la conduite du changement, un exemple où la réussite n’a été permise que par la reconnaissance que les objectifs constituaient une demande nouvelle qui ne remettait pas en cause le professionnalisme technique des ouvriers.
Même si elle ne correspond pas à une réalité justifiant cette appellation, l’accusation de harcèlement est au moins un signe de dysfonctionnement de l’organisation. D’où l’intérêt de la traiter sérieusement. L’enquête conjointe peut aussi être l’occasion de mettre à jour des domaines de progrès à réaliser.
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