La crise financière en cours pourrait bien marquer la fin d’un cycle d’une trentaine d’années, marqué par la démesure de la place prise progressivement par la finance dans l’économie. Il est cependant difficile de prédire les contours du futur modèle dominant, comme de savoir le temps que prendra la transition.
Deux lectures ont été faites de la crise de 1929. Si les thèses en présence sont évidemment plus complexes, le citoyen moyen en a retiré les idées dominantes suivantes :
La première thèse a consisté à observer qu’à partir de 1929, les entreprises aux USA puis en Europe, ont été confrontées à un déficit de demande. Leur chiffre d’affaires a baissé, ce qui les a conduit à réduire leurs dépenses et leurs effectifs, contribuant ainsi à faire baisser la demande, ce qui a fait baisser les chiffres d’affaire etc. Les États ont ensuite pris des mesures protectionnistes qui ont amplifié le phénomène.
La deuxième thèse a consisté à observer que la banque centrale américaine a restreint le crédit, ce qui a asphyxié des acteurs en difficultés, notamment les banques. Le resserrement du crédit a provoqué et amplifié la récession.
Pour faire toujours dans le caricatural, la première thèse a dominé l’économie de l’après guerre et la seconde les dernières décennies.
Mon point de vue personnel est que le fait d’appliquer toujours les mêmes solutions finit par provoquer des effets pervers qui, en se cumulant, finissent par rendre inefficaces les solutions en question. D’une certaine manière, de la même façon que l’utilisation de la pénicilline et des antibiotiques a produit des souches résistantes puis ultra résistantes. La fin d’un cycle basé sur les théories keynésiennes ou monétaristes ne prouve donc pas que ces théories étaient fausses mais que le système a changé, comme le développement de microbes résistants ne prouve pas que la pénicilline était une mauvaise solution en soi.
Pendant les trente glorieuses, on a traité les récessions à coup de déficit budgétaire. Le plan Marshall était un moyen de donner aux entreprises américaines un relais de demande aux dépenses militaires en fortes diminution avec la fin de la guerre. Les mécanismes de sécurité sociale ont fait office de stabilisateurs automatiques. Pour l’Europe et quelques autres pays comme le Japon, cette période s’est traduite par une expansion et une augmentation du niveau de vie sans précédent. Les USA ont connu une évolution plus calme, et leur niveau de vie a été rattrapé par celui des européens.
Dans le système de changes fixes issu des accords de Bretton Woods, normalement facteur de stabilité, les écarts d’inflation finissent tôt ou tard par se traduire par des dévaluations : le changement de parité se fait sous forme de crise, dans laquelle certains peuvent gagner beaucoup et beaucoup perdre un peu.
Le système marche plutôt bien, même si le souvenir très positif qu’en conservent les européens est lié à leur situation spécifique de rattrapage des USA. Dans une période de forte croissance, les déficits d’un jour représentent ensuite une faible somme. Ceux qui ont acheté de l’immobilier à la fin des années 60 et ont ensuite remboursé en monnaie de singe, ou au moins avec un salaire largement augmenté s’en souviennent bien ! Les rentiers par contre sont plutôt perdants (ils se rattraperont bien dans le cycle suivant !) mais la forte croissance permet de donner aux perdants (les petits commerçants par exemple) l’occasion de retrouver une bonne solution.
Mais les américains finissent par abuser du système avec les dépenses de la guerre du Viet Nam. Celles ci se traduisent essentiellement, non plus par de la croissance, mais par de l’inflation(on a parlé de stagflation) et une croissance des dettes publiques. L’inflation américaine a expliqué en partie la fin de la convertibilité du dollar en 1971 et la réévaluation des prix du pétrole en 1973 puis 1979. Des pays comme l’Italie et la France ont été touchés par l’inflation et l’endettement, l’Allemagne un peu moins.
Au début des années 1980, les USA ont pris l’initiative de faire monter les taux d’intérêt à un niveau tel qu’ils ont tué l’inflation. On est passé de taux inférieurs à l’inflation, donc favorables aux créanciers, à des taux réels positifs, favorables aux créditeurs et aux actionnaires. Les pays qui avaient continué à pratiquer les déficits, comme la France, ont compris à leur dépens qu’ils ne pouvaient plus rembourser en monnaie de singe.
On passe aussi d’un État interventionniste en économie, qui nationalise une part importante de l’économie ou crée des entreprises, à un État qui privatise et réduit son intervention directe. La mode est à l’indépendance des banques centrales.
La trentaine d’années qui ont suivi ont été plus favorables aux USA qu’à l’Europe. La France notamment s’est trouvé de nouveau distancée en revenus moyens (il est vrai que les inégalités ont beaucoup augmenté outre atlantique). La croissance américaine s’est faite à crédit, financée notamment par les pétromonarchies et par la Chine. L’internationalisation des échanges a favorisé les pays émergents, la Chine en prenant le premier rang et devenant l’atelier du monde. L’innovation financière a conduit à des montants échangés sans commune mesure avec la production. L’enrichissement d’une partie des américains s’est faite par une forte valorisation des actifs boursiers et financiers.
D’une certaine manière, l’inflation sur les produits courants, habituellement suivie dans les indices de prix, cassée dans les pays développés au début des années 80, a été remplacée par une inflation du prix des actifs financiers et dans un deuxième temps des actifs immobiliers. Le sentiment d’enrichissement qui s’en est suivi a incité les américains à continuer de vivre à crédit, de plus en plus.
Avant de passer à la suite, notons qu’on peut lire différemment ces grandes périodes économiques. On peut considérer en effet qu’il y a de grands cycles (un peu comme les cycles de Kondratieff), liés aux innovations : l’économie a été tirée par l’arrivée d’innovations et de produits nouveaux, les chemins de fer puis l’électricité puis l’automobile puis l’informatique. Les trente glorieuses ont été tirées par la diffusion de l’automobile et de l’électroménager mais l’électronique et l’informatique ont eu du mal à prendre le relais en Europe. Les USA doivent aussi leur succès de ces dernières années à leur dynamisme en informatique, traduit par l’explosion des Intel, Microsoft, Google…
Une autre manière de regarder consiste à privilégier la question des gains de productivité : au final, ce sont bien eux qui permettent la croissance du pouvoir d’achat. En Europe, les trente glorieuses s’appuient sur des gains de productivité importants, obtenus grâce à des économies d’échelle et à la diffusion massive du taylorisme et de l’automatisation. Aux USA ces dernières décennies, l’informatisation a probablement fini par produire des gains de productivité dans les services, mais un autre gain est venu du remplacement de fait de la main d’œuvre américains par la main d’œuvre chinoise, à travers par exemple Wal Mart’s et ses importations : les américains délaissent les activités simples à faible valeur ajoutée pour se tourner vers des activités plus complexes.
Autre dérive du système : le slogan à la mode dans le monde financier est de créer de la valeur pour l’actionnaire. Or cette création de valeur ne se fait plus par une amélioration de l’efficacité et des volumes mais par l’augmentation de la valeur en bourse. En théorie, c’est le premier point qui entraîne le second, en pratique on assiste à des variations boursières sans rapport à la valeur réelle de l’entreprise. Les dirigeants sont appelés à s’occuper du cours de bourse avant de s’occuper de la marche de l’entreprise, par exemple en rachetant des actions pour faire monter le cours de bourse ! Le monde de la finance passe son temps à inventer des systèmes de plus en plus complexes, qui permettent aux financiers professionnels de bénéficier d’une forte asymétrie d’information
Le système mondial traverse des crises successives, au Mexique, an Argentine, en Asie, en Russie. A chaque fois, les banques centrales, en particulier la Fed, règlent le problème en déversant massivement des liquidités. Ces mêmes liquidités alimentent la sphère financière, grossissant les bulles qui vont se former ailleurs et provoquer la crise suivante en éclatant. La BCE mène une politique plus responsable, que bien des politiques français lui reprochent !
Mais revenons à notre modèle américain ; il est probable que la guerre en Irak ait accéléré l’endettement du pays au point d’arriver à une solution intenable. On s’attendait que cela casse par une chute forte du dollar, et non par les banques, mais le résultat est le même. Dans les prochaines années, les USA vont devoir moins vivre à crédit et rééquilibrer leurs balance des paiements. Du moins s’ils se décident à tirer les leçons de la crise que nous sommes en train de vivre. On voit déjà J Mac Cain proposer de retrouver l’autonomie énergétique. Je pense que le système financier devra être revu plus en profondeur qu’il ne l’a été après l’affaire Enro.
Je ne crois pas par contre à un retour en arrière : les solutions qui seront mises en place un jour ou l’autre ne seront pas celles des années 50 ou 70 mais celles des années 2010. J’imagine après avoir lu Mafeco qu’on ira vers des règles bancaires plus simples et le rejet de produits financiers trop sophistiqués.
Si les USA cessent de s’endetter sans limites, la Chine devra elle aussi changer son modèle de développement : n’oublions pas que dans un endettement, il y a forcément un créditeur. Le taux d’épargne des ménages est en Chine de 50 %. En fait, tout se passe comme si la Chine payait les USA pour offrir des débouchés à ses produits. Il va falloir qu’elle en trouve d’autres, ou qu’elle diminue sa production.
Il existe une solution pour la Chine : augmenter sa consommation interne. Cela passe par des réformes importantes. L’une de celles ci concernent directement les ménages. Si ceux ci ont un taux d’épargne si élevé, c’est qu’ils veulent assurer leurs vieux jours, dans un pays qui manque d’un système de retraite efficace.
La Chine a besoin d’un taux de croissance important pour traiter ses problèmes sociaux (en particulier l’exode rural. Les récessions américaine et européenne lui poseront des problèmes. Ce n’est pas par hasard si la banque centrale chinoise s’est jointe à la Fed et à la BCE dans l’opération de baisse des taux d’intérêts cette semaine ;
Changement de système probablement donc, mais il est difficile de savoir si la transition sera longue et si l’élection attendue de Barak Obama va la faciliter. A noter que si la solution se trouve en réalité en Chine, et accessoirement en Inde, au Brésil ou en Russie, pour la première fois depuis près d’un siècle, depuis que la guerre de 14 a conduit à l’abandon du leadership européen (et de celui de la Livre), ce ne seraient plus les USA qui mèneraient la danse. En tous cas pas seuls : le monde multipolaire qu’on nous annonce depuis quelques temps arrive à grand pas. Quelle sera la place de l’Europe ?
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