L’industrie des trente glorieuses tire ses succès de l’application de la mécanisation et du taylorisme ainsi que des économies d’échelle permises par la taille de plus en plus grande des machines ou des usines. La demande est là, stimulée par les déficits budgétaires si nécessaire, il suffit de produire, et le client prendra ce qu’on lui donnera, trop content d’avoir une Ford T, même si elle est noire.
Le jour arrive cependant où chacun (ou presque) ayant sa voiture, son frigo et son lave linge, on passe d’un marché de première acquisition à un marché de renouvellement, d’un marché dominé par les producteurs à un marché dominé par les clients. La montée des grandes surfaces et de leurs centrales d’achat ne fait qu’accentuer le phénomène.
Il faut alors se démarquer par la diversité et le renouvellement permanent de l’offre, être capable de proposer de multiples options, de changer le rythme de production en fonction de la demande. C’est le développement de ce qu’on appellera le toyotisme. Mais pour le mettre en œuvre, on ne peut plus faire avec des OS peu qualifiés ou avec des ouvriers qui ont acquis tout leur savoir faire par l’expérience. Celle-ci devient vite obsolète quand les produits, les techniques et les organisations évoluent sans cesse. La montée des automatismes contribue au phénomène. Le maître mot devient l’adaptation et les entreprises réclament des BTS, tout en licenciant massivement les non qualifiés
Dans le même temps, la baisse continue des coûts du fret donne à la mondialisation toutes ses chances. Les pays à bas salaires peuvent se positionner sur un bas de gamme qui demande un savoir faire limité. Les entreprises européennes délocalisent, montent en gamme par l’innovation ou meurent. Le compromis historique entre les actionnaires et les salariés n’a plus lieu d’être, surtout quand ces salariés ne sont pas qualifiés. Les actionnaires font alliance avec leurs clients pour leur offrir du bas de gamme à moindre coût ou un haut de gamme qui repose sur des compétences élevées.
Le résultat est sans appel: dans les pays développés les inégalités augmentent. La France fait, provisoirement, exception, mais au pris d’une économie languissante, d’une dette qui grossit sans cesse et d’un chômage important. Cette situation est probablement durable: à l’échelle mondiale, il est possible d’observer une diminution des inégalités (tout dépend si on s’intéresse aux déciles ou aux centiles par exemple) avec le développement foudroyant des deux pays les plus peuplés de la planète, l’Inde et la Chine. Mais le rattrapage prendra du temps. Il y a encore un écart d’au moins 1 à 10 entre les salaires ouvriers chinois et français. En supposant un effet de rattrapage de 7% par an (ce qui est optimiste sur la durée), il faudrait environ 35 ans pour le combler ce qui est à la fois beaucoup (que fait on en attendant?) et très peu (le rythme est réellement hallucinant).
Alors que les trente glorieuses ont vu se réduire les inégalités, répondant aux vœux de la gauche avec ou sans son aide, c’est au mouvement inverse qu’on assiste maintenant, la gauche en étant réduite à essayer de freiner le processus, sans garantie de ne pas ce faisant créer des effets pervers. .
Les tendances lourdes de notre économie ne laissent plus guère de place aux salariés non qualifiés et tendent à augmenter les inégalités à leur détriment (ils sont directement en concurrence avec les pays à bas salaires). On peut comme notre pays ne pas en tenir compte et vouloir à toutes forces augmenter le SMIC plus vite que la moyenne des salaires, en interdisant les délocalisations. Le résultat est sous nos yeux: un chômage massif des jeunes non qualifiés. Et un rejet des immigrés par une partie importante des ouvriers, se sentant concurrencés sur les postes moins qualifiés, qui se précipitent sur le vote Le Pen.
Un regard plus distancié nous montre que la seule solution valide consiste à diminuer radicalement (il faudrait probablement le diviser par 2) le pourcentage de jeunes non qualifiés qui sortent du système scolaire. Il me semble que c’est une solution de gauche. Évidemment, elle demande une remise en cause profonde. Au train où on est parti, c’est la droite qui va finir par la faire!
Mais il y a bien d’autres défis que les inégalités.
Quand le savoir faire reposait en grande partie sur l’expérience, quand les grandes entreprises étaient en expansion continue, le compromis social que recouvre le fordisme a débouché sur une large prise en compte de l’ancienneté dans les rémunérations, sur la sécurité de l’emploi et sur des syndicats puissants.
Avec la primauté à l’adaptation permanente, avec le zéro stock, le repli sur son métier de base, on assiste à une remise en cause des salaires à l’ancienneté, à un développement de l’instabilité de l’emploi, à la primauté aux PME sans syndicats. Qu’est ce qu’être de gauche par rapport à ces tendances lourdes ?
Si l’ancienneté ne permet plus les déroulements de carrière dans le privé, faut il la remettre en cause dans le public, confronté aux même réalités ? Si la logique compétences conduit à un maximum de rémunération à 35/40 ans et non en fin de carrières, comment feront les ménages qui voudront investir dans leur logement, comment feront les parents de 50 ans pour payer les études de leurs enfants étudiants ?
Et le basculement contre le système à l’ancienneté va-t-il créer une génération sacrifiée, qui aura connu les bas salaires dans sa première partie de carrière et ne connaîtra pas l’effet de l’ancienneté dans la seconde ? Et si on n’accepte pas ce basculement, ne risque t'on pas d’accentuer encore plus la mise à l’écart des seniors ?
L’augmentation de l’instabilité de l’emploi (20% des salariés ont changé d’entreprise au bout d’un an en 1980, 37% actuellement) n’est pas forcément synonyme de forte insécurité de l’emploi (la durée moyenne pour retrouver un emploi) nous affirme le rapport n°5 du CERC, présidé par Jacques Delors. C’est tout le thème de la flex/sécurité. Faut il accepter comme les scandinaves de ne pas protéger les emplois mais les personnes ? Et si on développe plutôt les mesures d’aides (formation, accompagnement …) peut on leur adjoindre la condition de ne pas refuser deux offres d’emploi, comme cela se pratique ailleurs et comme le proposait notre nouveau président ? Le revenu minimal pour tous (ou impôt négatif) est il une meilleure solution ? Qu’est ce qui est de droite ou de gauche et pourquoi ?
Le syndicalisme français, divisé, n’a jamais été un syndicalisme de masse comme celui des pays du Nord. La pratique de la gauche au pouvoir consistant à intervenir fortement dans le social a probablement contribué à l’affaiblir encore plus. En France, un salarié sur 6 compte sur le politique, à travers les coups de pouce au SMIC, pour augmenter sa rémunération. Dans certains pays de forte tradition sociale démocrate, il n’y a pas de SMIC mais des minima négociés par branche…On peut certes, comme le promettent les socialistes avant d’arriver au pouvoir, laisser plus de place aux partenaires sociaux. Mais quelle position de gauche face au développement des PME et des élus sans étiquette ?
Le taylorisme et le travail en miettes, c’était, au-delà de la question des conditions physiques de travail, une forme d’aliénation. La subordination était acceptée en échange de la progression des salaires. Mais le salarié était traité en réalité comme une machine, à qui on demandait simplement d’exécuter et de s’impliquer physiquement
L’organisation du travail post taylorienne fait plus appel à l’initiative de l’individu, mais elle lui demande aussi une implication de l’esprit. Ce sont maintenant des comportements qui sont attendus, depuis le sourire de la caissière jusqu’au souci qualité de l’ouvrier de production, en passant par la capacité à travailler ensemble attendue à tous les échelons. N’assiste t’on pas à une nouvelle aliénation ?
Un ouvrier maghrébin appartenant à une équipe autonome nouvellement créée, à qui on demandait ce qu’il en pensait répondait ceci : avant, quand je rentrais chez moi, je ne pensais plus au travail, maintenant si. Alors vous êtes perdant lui demande t’on. Et il a cette magnifique réponse : non, car j’ai des enfants qui font des études. Avant je n’avais rien à leur dire. Maintenant, je peux leur parler.
Les nouvelles organisations du travail redonnent elles aux ouvriers leur dignité ou sont elles encore plus aliénantes ? Les chercheurs en sciences sociales s’interrogent sur ces questions, mais elles semblent complètement ignorées des politiques, trop éloignés probablement du monde du travail.
Plus globalement, la gauche a-t-elle encore quelque chose à dire sur le travail (et quoi ?), ou accepte t’elle d’abandonner ce thème à la droite ?
Par ailleurs, nous avons vu que le post taylorisme donnait la priorité au client, et que l’on assiste à une alliance de fait entre le client et l’actionnaire, à la place de celle entre les salariés et les managers. Bien sur, nous sommes tous clients, mais notre poids dépend de notre porte monnaie. N’est ce pas la victoire de l’argent ? Mais aussi de l’individu (qui choisit les options qu’il achète) face au collectif. Le mécanisme des stocks options n’a-t-il pas pour but de faire basculer les dirigeants dans le camp des actionnaires ?
Et les conditions de travail ?Quand Philippe Askenazy montre que c’est aux Etats-Unis qu’on fait des progrès dans ce domaine, la gauche française en est seulement é découvrir que les 35 heures se sont soldées par une intensification du travail. Le poids du capital dans la valeur ajoutée se traduit par la multiplication du travail posté pour mieux utiliser les équipements. Le juste à temps et le zéro stock qui sont la conséquence directe du post taylorisme se traduisent aussi dans la flexibilité des horaires.
A ces vastes questions qui pour la première fois semblent faire de la droite celle qui porte le sens de l’histoire, qui met la gauche en situation de défense des avantages acquis, quelle analyse, quelle compréhension, quelles propositions pour la gauche ?
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