Je reprends ma série d’articles sur la conduite du changement, après les billets 1, 2 et 3. L’approche sociologique du changement est née des travaux de Michel Crozier, de Friedberg puis de Sainsaulieu. Elle a été décrite par François Dupuy, ancien élève de M Crozier et lui même intervenant dans ce domaine. Je note en passant que contrairement à ce que j’ai dit dans le premier article, Michel Crozier et François Dupuy n’enseignent plus à l’ENA…
On appelle aussi approche socio technique, une démarche encore différente qui, associant les travaux des ergonomes, s’intéresse plus particulièrement aux investissements informatiques ou industriels et a été mise en œuvre dans les années 80 et 90 par des groupes comme BSN (devenu Danone), Rhône Poulenc (devenu Rhodia) ou Schneider ou dans d’autres entreprises par l’ANACT
L’acteur est ici un ensemble de personnes qui ont la même logique d’intérêt vis-à-vis d’un projet donné. Par exemple, dans un plan social, si celui-ci prévoit un départ en retraite à 56 ans, cette mesure définit aussitôt 3 acteurs au sein de la population de salariés concernés par ce plan social:
- ceux qui ont plus de 56 ans, qui sont intéressés aux modalités de la préretraites (combien vont-ils toucher, quel impact sur leur retraite future?) et qui vont de fait être demandeurs que le plan social soit mis en œuvre le plus vite possible
- ceux qui ont un peu moins de 56 ans au moment de l’annonce, et qui vont se demander à quelle date fait effet la mesure, ou si on peut négocier 55 ans au lieu de 56 ans
- tous les autres qui se désintéressent des modalités de préretraites mais qui peuvent être intéressés à savoir combien de personnes vont partir dans ce cadre et quel impact cela peut avoir pour eux, pour éviter d’autre départs, voire pour libérer des postes pour d’éventuelles promotions!
Le fait que les représentants du personnel appartiennent en majorité à l’une ou l’autre des trois catégories ci-dessus ne sera pas neutre dans la négociation.
Comment utiliser cette analyse ? A ce stade de l’organisation du projet, on va se poser plusieurs questions, une fois qu’auront été identifiés quels sont les acteurs, pour chacun d’eux :
Quel est leur logique d’intérêt dans le projet, que peuvent ils y perdre, que vont-ils gagner?
En quoi le projet a-t-il besoin d’eux pour réussir? Doivent ils apporter leur connaissance, leur participation à l’action, doivent ils changer leur comportement, a-t-on besoin de leur implication plus ou moins forte?
En fonction de cette logique, quelle va être leur comportement? Adhésion, désintérêt, opposition, questionnement etc.?
Quelle décision prendre en conséquence? Comment faut il associer chaque acteur au projet, quelles contreparties faut il prévoir pour qu’ils adhèrent?
Les contreparties peuvent être financières bien sûr. Parce qu’elles correspondent à des vrais dépenses ou des manques à gagner. Ou parce que c’est au final la méthode la plus simple pour donner une contrepartie. Mais elles peuvent aussi prendre un grand nombre de formes diverses, en fonction des logiques propres à l’acteur. Pour savoir qu’elles sont les contreparties les plus appropriées, il est utile d’écouter les acteurs, ou de les associer à la construction du projet pour qu’ils soient en mesure de proposer à cette occasion leurs propres demandes ou propositions de contreparties.
On rencontre dans la vie publique au quotidien des exemples de contreparties:
Bruxelles baisse les quotas de pêche, des contreparties sont données aux pêcheurs pour compenser leur manque à gagner ou les aider à se reconvertir. Quand le gouvernement a augmenté fortement le prix du tabac, il n’a pas identifié que les buralistes auraient à un manque à gagner, en particulier les frontaliers. Il n’a donc pas prévu de contreparties pour eux, ce qui l’a obligé à en donner de beaucoup plus fortes une fois que, la mesure ayant été appliquée, les buralistes ont donné de la voix.
Dans la démarche socio technique, l’association des utilisateurs à la conception d’un investissement va généralement porter sur des questions d’implantation et d’interfaces homme / machine. Ce que vont demander les utilisateurs pour faciliter leur travail va pour partie être utile uniquement pour eux (on est bien dans des contreparties : j’ai dû changer et faire un effort d’appropriation de la nouvelle installation, mais j’y ai gagné un environnement plus pratique, plus confortable, plus convivial…) , pour partie être gagnant pour l’entreprise (le travail est plus efficace, les pannes sont moins fréquentes et plus vite traitées, les défauts qualité diminuent etc.)
L’association des acteurs peut se faire de manière diverse: on peut les informer, les écouter, les consulter, les faire participer à la réflexion, à la décision. On peut aussi négocier avec eux. Dans l’entreprise, l’association des représentants du personnel et surtout du comité d’entreprise répond à des contraintes légales. Si consulter des acteurs peut passer par un questionnaire, consulter un C.E., c’est lui demander un avis et pour cela lui donner un certain nombre d’informations au préalable.
Suivant les cas, on va associer toutes les personnes correspondant à un acteur (par exemple informer toutes les personnes qui ont plus de 56 ans du projet de pré retraites) ou seulement quelques unes. C’est là que la notion collective d’acteur prend toute sa force. Si je veux avoir une idée des questions que se posent les futurs pré retraités, des modalités qui seront importantes pour eux, il suffit probablement que j’en interroge deux ou trois.
Si j’avais eu à composer un groupe de travail préalable à l’introduction d’un ERP dans l’exemple cité dans le premier article, j’aurais pris un acteur de chacune des phases des processus impactés par le futur ERP. A noter que dans cette phrase, j’utilise le mot acteur comme étant celui qui agit dans le processus. Le projet d’informatisation du processus crée en effet des acteurs qui correspondent à chaque étape. Mon groupe comprendra des comptables, des approvisionneurs, des magasiniers etc. Il n’est pas nécessaire de prendre tous les comptables: 1 ou 2 suffiront, s’ils connaissent suffisamment leur métier (je ne prendrais pas un débutant) et qu’ils sont à l’aise dans le groupe pour s’exprimer (je ne prendrais pas le super timide).
Le cas échéant, je peux organiser entre les réunions de mon groupe de travail l’échange entre l’ensemble des personnes qui composent un acteur (tous les comptables) et celui ou ceux qui les représentent dans le groupe de travail. En pratique, il suffit généralement d’informer l’ensemble des personnes de qui est leur représentant et de leur dire qu’ils peuvent lui demander des informations sur l’avancée du groupe et lui communiquer leurs idées sur le sujet : s’il y a un enjeu fort pour un acteur donné, on peut être sûr que l’information circulera!
Il faut ici attirer l’attention sur un point clé: les acteurs n’ont pas forcément l’ensemble des informations nécessaires pour identifier leur véritable logique d’intérêt. Ils évaluent celui-ci en fonction des informations qu’ils ont à leur disposition. Leur donner des informations plus complètes peut donc les faire revoir leur position. Par exemple, avant l’implantation de futures machines, faire visiter aux futurs conducteurs des installations comportant ces machines leur permet de mieux comprendre ce dont il s’agit et donc d’évacuer d’éventuels fantasmes. Et ce que leur diront les utilisateurs de ces machines vaudra beaucoup plus que tous les arguments que des dirigeants pourront leur donner. Parce qu’ils auront plus confiance à priori dans leurs égaux bien sûr. Mais surtout parce que ceux-ci se posent les mêmes questions qu’eux, leur parleront de points qui seront importants pour eux alors qu’ils seront peut être considérés comme des détails par l’encadrement ou les concepteurs (eux verront d’autres choses, également utiles à leur niveau!).
Une erreur fréquente des initiateurs d’un projet est de surestimer les gains qu’apportera ce projet à tel ou tel acteur et de sous estimer les pertes. Les acteurs au contraire ont tendance à sur estimer les pertes (c’est du connu, c’est tangible, c’est maintenant) et à sous estimer les gains (c’est plus tard, c’est théorique, c’est inconnu ou mal connu). Un des moyens de leur faire revoir leur position, c’est de les mettre en situation de mieux estimer les gains futurs. Il peut aussi être utile de prévoir une période d’expérimentation à l’issue de laquelle un retour en arrière est possible. Dans les opérations massives de mobilité interne, donner la possibilité de ce retour en arrière rassure les personnes. L’expérience montre que très peu de gens reviennent en arrière. De toutes manière, si cela se passe mal, il vaut mieux ne pas insister. C’est évidemment un risque que prend la direction (certaines sont parfois réticentes) mais ce risque est généralement largement payant.
Pour finir avant des exemples dans le prochain article, je voudrais insister sur l’intérêt d’associer les acteurs au niveau du cahier des charges. C’est évidemment particulièrement vrai dans les projets d’investissement et la démarche socio technique. Dans de tels projets, il faut réserver la conception à ceux dont c’est le métier. Par ailleurs si on prend l’avis des utilisateurs quand tout est déjà bouclé, il sera difficile de leur donner satisfaction. La conduite socio technique a donc consisté à prendre plus de temps pour élaborer le cahier des charges, en y associant les utilisateurs et en s’intéressant à des questions de conditions de travail et d’utilisation (assez peu prises en compte auparavant), et à consacrer également plus de temps à la préparation de la mise en œuvre (formation et information notamment). Cette pratique d’un cahier des charges enrichi peut être appliquée à toutes sortes de projets.
On notera pour terminer qu’il est important que chaque acteur comprenne que le cahier des charges prend aussi en compte les points importants pour les autres acteurs, y compris par exemple les limites de coût auxquelles la direction est généralement sensible. L’expérience montre d’une part que si ces éléments du cahier des charges ne sont pas introduits au départ, il est difficile de refuser en leur nom certaines idées (c’est logique!) d’autre part que les gens sont généralement tout à fait prêts à accepter les éléments de cahier des charges des autres s’ils sont eux même écoutés.
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