Face à la réalité de l’augmentation continue et forte de l’espérance de vie, l’un des arguments mis en avant par les opposants à toute réforme des retraite est qu’il faut prendre en compte la vie en bonne santé. Philippe Askenazy développe cette thèse dans le Monde daté de ce mardi.
L’économiste cite un article publié par une prestigieuse revue médicale, le Lancet, étude qui avance que le critère déterminant pour l’organisation des retraites devrait être « l’espérance de vie sans limitation physique ou mentale moyenne ou lourde » celle-ci étant actuellement de 19.8 ans pour les femmes en France, et ne progressant pas depuis plusieurs années.
Philippe Askenazy fait remarquer que le transfert des normes productives de l’industrie vers les services a dégradé les conditions de travail des femmes et propose donc de mettre en place des organisations du travail moins usantes, en en faisant un préalable à un report de l’âge de la retraite. Et il observe que ce n’est pas à 50 ans qu’il faut se préoccuper de ces questions, mais bien plus tôt.
Il note que la France ne se donne pas le temps de mettre en place ces organisations moins usantes, au contraire de ses voisins : l’âge de la retraite à taux plein sera de 67 ans dès 2023 quand l’Espagne ne l’envisageait (et ce n’est pas fait) qu’en 2025, l’Allemagne en 2029 et le Royaume Uni en 2036.
Il conclue enfin que la réforme représente « un risque d’échec sociétal : de nombreux Français ne connaîtraient pas d’années de retraite sans limitation physique et mentale ».
Tout cela mérite évidemment discussion.
Quelques mots d’abord à propos de nos voisins. Le taux d’emploi des personnes âgées de 55 à 64 ans est de 38 % en France contre 56,2% en Allemagne et 57.5% au Royaume Uni, et 70% en Suède. En augmentant d’un an l’âge de départ en retraite pour tout le monde, on aurait un peu moins de 10% de taux d’activité des 55/64 ans en plus. Pour rattraper les taux allemands et anglais, il faut donc reporter de deux ans le départ, et de plus de trois ans pour le taux Suédois. Le projet actuel vise un gain de deux ans au maximum. Dire que notre système deviendra le plus dur d’Europe part donc d’une analyse qui repose sur une manière très incomplète de présenter les chiffres.
Abordons maintenant la question de l’organisation du travail pour rendre le travail moins usant.
Philippe Askenazy ne s’intéresse pas au sujet pour l’occasion : il s’est fait connaître en dehors des cercles universitaires par la publication en 2004 des « désordres du travail ». Il fait partie de ces chercheurs qui considèrent que les conditions de travail se détériorent. J’ai du mal à partager leur avis, sans doute parce que je compare avec ce que j’ai connu dans les mines au début de ma carrière professionnelle.
Il est indéniable cependant que dans de nombreux cas les conditions de travail ne sont pas satisfaisantes. Cela ne signifie pas qu’elles sont en dégradation. Il est probable que comme pour beaucoup d’autres thèmes, le niveau d’exigence ait changé, ainsi que les critères d’évaluation par la médecine. On peut s’en réjouir dans la mesure où cela pousse à progresser, mais il ne faut pas en faire des déductions erronées.
Déclarer comme le fait l’économiste qu’il faudrait lancer des plans de prévention puis attendre que ceux-ci fassent effet, ce qui prendrait des décennies, c’est sous entendre qu’actuellement rien n’est fait pour améliorer les conditions de travail, ce qui n’est pas ce que j’observe dans les entreprises.
Pour continuer la réflexion, il faut se demander ce qu’est une limitation moyenne ou lourde. N’ayant pas trouvé trace de l’étude en français, je ne peux faire que des conjectures.
Il se trouve que je discutais il y a quelques jours avec une collègue d’âge moyen, reconnue comme travailleur handicapé, à propos du taux d’handicapés dans notre entreprise, et de la non déclaration par certains de leur handicap, ce qui a conduit à parler d’une personne suffisamment sourde pour être appareillée, et à dire que si on est appareillé, on devrait être reconnu comme handicapé. Je lui ai fait alors remarquer qu’elle comme moi portions des lunettes sans nous considérer handicapés pour cela. Ceci pour dire qu’il n’est pas si facile de bien définir de quoi on parle quand il s’agit de limitation physique.
Les quinquagénaires au travail ne sont pas forcément en bonne santé comme le montre cette étude de 2008. Les difficultés de santé ont des impacts très différents selon le poste occupé ce qui conduit à traiter avec prudence les discours un peu généraux sur la question.
C’est là que je trouve l’article de Philippe Askenazy très discutable. Rappelons que la réforme ne va pas mener tous les français à travailler jusque 67 ans. Il faut à ce sujet rappeler cette note de veille du CAE parue en janvier 2007 qui abordait justement les questions de santé et de départ à la retraite. On y lit que 30% des seniors travaillent dans des métiers où les sorties pour raison de santé sont fréquentes.
« les métiers où les conditions de travail peuvent user prématurément les salariés sont généralement caractérisés par des âges de départ relativement bas. Une trentaine de familles professionnelles concentrent l’essentiel des départs pour invalidité ou congés de longue maladie. Il s’agit essentiellement de métiers masculins d’ouvriers, dans le bâtiment, la mécanique, la manutention, ou des métiers peu qualifiés de services, très féminisés, dont l’accès se fait souvent en cours de carrière. La plupart des métiers où les départs pour raisons de santé sont fréquents, sont concernés par au moins un des trois éléments constitutifs des activités considérées comme pénibles, conduisant à une diminution de l’espérance de vie sans incapacité4 : les efforts physiques répétés (port de charges lourdes, postures pénibles, déplacements importants), l’exposition à un environnement agressif (chaleur, bruit, produits toxiques) ou les contraintes liées aux rythmes du travail (trois huit, travail à la chaîne, travail de nuit, etc.) »
Dans la même note, il était souligné que le véritable enjeu d’une évolution des départs concernait une partie des 40% de seniors qui travaillaient dans des métiers ni en régression ni usant, mais qui contrairement à certains de leurs collègues partaient en retraite assez jeunes. Ceux qui sont concernés par un report de leur départ au-delà de 65 ans sont essentiellement des salariés ayant fait de longues études et n’ayant pas eu des conditions de travail particulièrement usantes. Agiter pour défendre leur situation actuelle les questions d’usure qui touchent en réalité d’autres salariés n’est pas le fait que de notre économiste, mais je ne trouve pas cela très honnête.
Pour finir, revenons sur l’idée que « de nombreux français ne connaîtraient pas d’années de retraite sans limitation physique et mentale ».
Précisons d’abord que la notion de nombreux est ambiguë : 10% d’une classe d’âge par exemple, cela fait 80 000 personnes, c’est donc déjà beaucoup de monde.
Mais revenons aux chiffres cités par l’économiste : à 50 ans, une espérance de vie sans limitation physique et mentale, moyenne ou lourde de 19.8 ans pour les femmes. Sachant que l’âge de fin de carrière se situe à moins de 60 ans, cela veut dire en moyenne 10 ans de retraite sans limitation moyenne ou forte. On peut apprécier d’en profiter, mais à partir du moment où cela représente un coût très important pour la collectivité, on peut se demander s’il est légitime que des personnes en capacité de travailler, se prennent 10 ans de vacances au frais de la collectivité. Mais je sais, c’est mon coté vieux réac !
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