Etre sociologue patenté n’empêche pas d’être marqué par ses a priori idéologiques. La lecture de l’ouvrage de Louis Chauvel « les classes moyennes à la dérive » est l’occasion de découvrir non seulement les analyses de l’auteur mais aussi ses valeurs plus ou moins affichées.
Louis Chauvel, professeur à Sciences Po et chercheur à l’OFCE, a eu le mérite d’explorer les différences générationnelles et de mettre en évidence la manière dont les baby boomer ont accaparé les revenus au détriment de la génération de leurs enfants. J’avais donc acheté son livre sur les classe moyennes lors de sa sortie en 2006 mais je m’étais arrêté sur les premiers chapitres qui visaient surtout à définir son sujet, en l’occurrence le concept même de classe moyenne. Mes dernières vacances m’ont permis d’aller jusqu’au bout du livre, à vrai dire court.
L’auteur a l’occasion de revenir sur le constat qu’il avait déjà développé dans de précédentes publications, le fossé qui se creuse entre générations. Il note ainsi page 67 qu’en moyenne les salariés masculins de 50 ans gagnaient 15 % de plus que ceux de 30 ans en 1975 mais 40% de plus en 2002 (pour les femmes l’augmentation est de 29 points !).
On trouve page 55 un graphique qui montre l’évolution depuis la guerre du rapport de revenu inter décile D9/D1, c’est à dire entre le revenu frontière au dessus duquel se trouve les 10% aux plus forts revenus et celui au dessous duquel se trouvent les 10% les plus pauvres. Je savais que ce rapport n’avait guère bougé en France depuis 20 ans, alors qu’il augmente dans beaucoup d’autres pays, ce qui montre une augmentation des inégalités. Il est de 3.3 en France, de 2.8 en Suède malgré une augmentation récente, mais de 5.6 aux USA. Ce que je ne savais pas et que le graphique montre, c’est que ce rapport se situait près de 9 en 1955, et qu’il a fortement diminué dans les années 60 !
Sur la période 1945/1975, le salaire net moyen a été multiplié par 3, ce qui est considérable. La diminution très forte du rapport ci dessus, signifie que ceux qui étaient à la limite du premier décile le plus riche ont vu leur revenu stagner voire baisser dans la période 1955/ 1975. Il est probable qu’une partie de ceux que Louis Chauvel appelle l’ancienne classe moyenne supérieure(graphique page 40) ont été concernés. Il y a là des chefs d’entreprises en PME, des commerçants et artisans employeurs et « la bourgeoisie possédante ». Les commerçants ont certainement perdu dans cette période, ce qui explique la réussite de Poujade en 1956. Et encore, c’était avant le déferlement des grandes surfaces !
Mais Louis Chauvel préfère manifestement la méritocratie du diplôme. Ce qui lui permet de distinguer dans le même graphique les nouvelles classes moyennes dont les principales ressources sont culturelles des anciennes dont les principales ressources étaient économiques : le diplôme plutôt que le patrimoine mobilier ou immobilier.
Pourquoi pas ? Là où on s’interroge, c’est quand il classe parmi les catégories à ressources économiques dominantes les commerçants et artisans modestes dont le revenu est avant tout fondé sur le travail (par opposition avec ceux qui sont employeurs). Outre que si c’est le cas, ils ne vivent pas de la valorisation d’un patrimoine financier, on objectera que bien des petits commerçants sont simplement gérants. Et que si un artisan a besoin de différents matériaux, il vend d’abord son savoir faire. Faut il refuser de ranger ce savoir faire dans les ressources culturelles sous prétexte qu’il s’agit d’un travail manuel et qu’il n’est pas forcément sanctionné par un diplôme ?
L’auteur dit également sa préférence pour les systèmes de règles statutaires qui se sont imposées d’après lui à la Libération (il faudrait sans doute dire à partir de la Libération) dans les grandes entreprises et le secteur public, permettant de donner des repères et une projection claire de l’avenir. Pourtant, ce système est en partie responsable des inégalités entre génération qu’il relève. D’abord parce que faute de pouvoir répercuter les difficultés économiques sur les insiders protégés par leur statut, les entre prises les ont répercutés sur les PME sous traitantes et sur les jeunes outsiders, d’autre part parce que le statut public organise les inégalités intergénérationnelles à travers l’ancienneté : la différence entre un enseignant de 30 ans et un enseignant de 50 ans titulaires du même CAPES est probablement au moins égale à 40% sinon plus !
Mais, horreur, le système ne permet plus de garantir les mêmes règles du jeu en fonction du diplôme de départ. L’auteur estime que la conjoncture ou le fait de s’être plus ou moins bien remarquer comptent de plus en plus. Au delà du fait qu’il défend là ce que je considère comme un mal bien français, consistant à évaluer une personne durant toute sa carrière sur son diplôme initial, il faut bien dire que la réalité des conventions collectives n’a donné qu’une place mesurée aux diplômes dans le secteur privé. Celui ci permettait souvent de garantir un niveau de départ (du moins s’il avait un rapport avec le métier exercé !) mais ne préjugeait pas de la suite. Le diplôme ne comptait pas dans les méthodes Parodi mises en place après la Libération. Dans les systèmes par axes classants qui ont remplacé progressivement les méthodes Parodi dans les conventions collectives à partir des années 75, le niveau de connaissance ne représentait qu’un axe, et il était toujours précisé « ou expérience équivalente ».
Louis Chauvel remarque aussi comme un élément du recul des classes moyennes, la baisse du recrutement dans la fonction publique. Il note en effet que la génération étudiante ou lycéenne de 68 a bénéficié de nombreux recrutements dans la fonction publique, en particulier pour les titulaires d’un diplôme universitaire. Mais après ces années 70 très favorables, le flux s’est tari. On apprend ainsi page 69 que le niveau d’embauches a été divisé par 2 et que le nombre de fonctionnaires demeure rigoureusement le même depuis 1984 !
C’est évidemment une surprise pour celui qui a lu le rapport Pébereau et se frotte donc les yeux pour savoir s’il a bien lu. Ne parlait on pas de un million de fonctionnaires supplémentaires ? Il est vrai que la variation (entre 1984 et 2003, source rapport Pébereau), a été plus forte dans la fonction publique territoriale (+418 495) que dans la fonction publique d’Etat(+265 571) ou la fonction publique hospitalière (167 662) et qu’en pourcentage, c’est la fonction publique d’Etat qui a le moins progressé (+12%) mais au total l’augmentation est de 851 546, ce qui n’est pas rien ! Louis Chauvel se limite t-il aux fonctionnaires A (comme les enseignants) ? Il ne le précise pas, et sa définition de la classe moyenne devrait inclure les fonctionnaires en B
L’auteur suggère très fortement que la méritocratie par le diplôme est en train de laisser la place à un système où jouent la reproduction, les recommandations, le fait d’être « fils de » ; C’est peut être vrai mais l’exemple donné est peu convaincant. Reproduisons l’argument de la page 57, car il est révélateur de sa manière de penser :
« Un enfant d’enseignant sans diplôme requis ne deviendra jamais enseignant, ni plus ni moins qu’un autre ; un enfant d’entrepreneur a six fois plus de chance de devenir entrepreneur à son tour, et s’il n’a pas le baccalauréat, il en a douze fois plus »
Effectivement, on peut observer qu’il n’y a pas de diplôme requis pour être entrepreneur ! Mais le raisonnement de l’auteur laisse à désirer. La logique consisterait normalement à comparer la proportion de fils d’enseignant qui le devienne par rapport à la moyenne, puis à voir si la reproduction est plus ou moins forte pour les enseignants que pour les entrepreneurs. L’affirmation de Louis Chauvel suppose implicitement qu’il n’y a pas de reproduction culturelle, que le fait d’être fils d’enseignant n’est pas un avantage dans la course au diplôme, ce qui est bien sûr faux !
Au delà de ce raisonnement biaisé, la logique de l’auteur consiste à prendre comme seul critère méritocratique celui du diplôme. Il suppose implicitement que pour être chef d’entreprise, il faut et il suffit de bénéficier de la ressource économique correspondante (selon le schéma de la page 40). On pourra objecter qu’il faut aussi ce qu’on appellera pour simplifier l’esprit d’entreprise. La famille Mulliez en est un exemple bien connu : il y existe une pression sociale très forte, pour que chacun de ses membres crée sa propre entreprise. Bien sûr le support financier est disponible, mais il n’est pas suffisant !
Cette critique de l’ouvrage et de l’idéologie sous jacente de l’auteur, si elle montre les limites de l’analyse exposée, ne supprime pas l’intérêt de la thèse générale. Comme l’a montré Gary Bobo à partir de l’exemple spécifique des enseignants, la valeur d’un diplôme donné sur le marché du travail a diminué depuis 30 ans avec l’explosion du nombre de diplômés d’études supérieures.
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