Quand j’étais en terminale, mon professeur de philosophie a cru bon de me faire passer le concours général. J’ai certainement rendu une copie d’un piètre niveau mais je me souviens encore du sujet : réflexion et action. Voilà que grâce à un commentaire sur un sujet précédent, je vais y revenir, mais en limitant très fortement le sujet !
Effectivement, je pense depuis quelque temps que les écoles dites grandes apprennent surtout à agir et l’Université à penser. Cette dichotomie, à mon sens désastreuse, se retrouve d’une certaine manière entre l’entreprise privée qui agit et une partie des services de l’Etat où l’on prend beaucoup de temps à penser, et à le faire dans les détails mais sans enclencher ou se préoccuper de l’action.
Evidemment, ce que je dis est caricatural, en particulier sur le sens du mot penser. Tous ceux qui ont déjà vu un bon artisan ou un bon bricoleur travailler, ont pu voir à quel point pour eux la pensée guide l’action, comment ils anticipent les problèmes et organisent leur action, notamment dans l’ordre des tâches à accomplir.
Ce que j’entends ici par penser, c’est sortir du cadre, prendre du recul, aller au-delà du caractère opérationnel pour réfléchir aux interactions avec d’autres problèmes connexes mais aussi plus généraux, s’interroger sur le sens de ce qu’on fait. C’est aussi tirer des enseignements plus généraux d’une situation particulière. C’est élaborer un concept général à partir d’une situation particulière, concept qui servira à comprendre la réalité, à l’interpréter. Sans ce recul, on se trouve condamné à appliquer des recettes toutes faites à des situations différentes, alors que l’application de concepts adaptés permet au contraire de prendre en compte les spécificités sans trahir ce qu’il doit y avoir de commun.
Mais comme j’ai besoin de concret pour illustrer ma pensée, je vais donner deux exemples, qui ont participé à construire ma « théorie ».
Je m’occupais il y a quelques années de gestion des âges. J’avais très vite constaté que l’idée du choc démographique, qui allait entraîner une pénurie de cadres dès 2005, était très exagérée et confondait les flux et les stocks. C’était l’idée très largement dominante à l’époque mais j’avais fini par trouver quelques universitaires qui avaient pioché sérieusement la question et partageaient l’essentiel de mes idées.
Or donc, je me suis trouvé invité à une réunion formation sur le sujet, organisée par un grand cabinet de conseil. Les consultants de ce cabinet avaient fait une enquête auprès d’une trentaine d’entreprises pour savoir comment elles se préparaient au choc démographique et les réponses étaient quasiment toutes : oui, on a entendu parler du problème, on a regardé mais chez nous cela ira parce que (et là des raisons très variées). Conclusion du cabinet : les entreprises n’ont pas pris conscience encore du choc. Si les consultants (qui n’étaient pas des jeunes sortant de l’école je précise) avaient un peu réfléchi, ils se seraient demandé si leur hypothèse de départ était juste. Pris par l’action, ils restaient dans le cadre défini au départ, sans prise de recul. C’est là que je me suis demandé comment un tel aveuglement était possible. Et j’ai conclu que ces consultants étaient opérationnels (c’est le critère de sélection et de promotion majeur) mais qu’ils ne pensaient pas, au sens où je l’ai expliqué plus haut. Pour des tas de raisons, j’ai fait le lien avec leur formation, prépas/ écoles pour la plupart.
Mais passons au deuxième exemple : j’ai eu comme client un établissement public et je me suis retrouvé un jour dans le bureau de la DRH avec quatre personnes de cet établissement, dont 3 avaient fait l’ENA, par la voie interne je présume. La conversation a dérivé sur des questions plus générales d’emploi et j’ai pu constater chez mes interlocuteurs une grande culture, à jour qui plus est, et un vrai intérêt pour la réflexion théorique sur ces sujets. Mais pour le coté opérationnel, heureusement qu’on était là !
Comment la formation explique t-elle cela ? Revenons à des exemples : nous avons embauché récemment une jeune femme sortant d’une école de commerce ayant comme beaucoup un accord avec des écoles étrangères. Cette jeune fille à fait ses trois années de scolarité dans 3 pays différents et l’équivalent de deux ans de stage (elle a pris une année dite de césure) également dans trois pays différents. Elle a fait en école des travaux d’études, en équipe. Elle est effectivement très opérationnelle, ce qui en fait une excellente consultante. Mais pas très cultivée, y compris dans le domaine économique qu’elle n’a abordé qu’en prépa, la discipline n’étant pas abordée à l’école, contrairement à ce que j’imaginais.
Si je compare avec la formation dont a bénéficié ma fille à l’Université, c’est le jour et la nuit : ma fille n’a pas eu l’occasion de faire un exposé en public avant le niveau de la licence, elle a travaillé en entreprise pendant 6 semaines parce que je lui en est donné l’occasion. Apparemment, on ne lui a jamais demandé un travail en équipe. De ce qu’elle m’a raconté de l’UIFM, elle y a reçu des cours théoriques, mais jamais il n’y a eu un travail du genre : je constate un événement dans une classe (problème d’explication d’une notion ou de discipline par exemple), cela révèle quoi, en quoi la psychologie ou la sociologie ou les sciences de l’éducation permettent elles d’interpréter l’évènement, et que peut on faire concrètement face à une telle situation. Oui, on donne des clés de lecture à travers les cours, mais on ne travaille pas à leur application sur du concret.
Vous l’avez compris, je rêve d’une formation qui apprenne à la fois à être opérationnel et à prendre du recul sur les événements pour les comprendre. Pour avoir des gens capables de faire l’aller et retour entre le temps de l’action et celui de la réflexion, d’avoir les pieds dans la glaise et la tête dans les nuages.
Évidemment, il est utile d’avoir des personnes particulièrement tournées vers l’action (par exemple des entrepreneurs) et d’autres particulièrement tournées vers la réflexion (par exemple des chercheurs) mais chez les cadres en particulier,la majorité devrait être en partie sur les deux.
Je finirais en notant que le secteur privé est dominé par des gens issus des grandes écoles, qui savent agir et décider, mais restent trop souvent le nez dans le guidon et que certains secteurs du public (c’est moins vrai dans des hôpitaux par exemple) sont dominés par des gens qui pensent beaucoup (et souvent bien) mais qui ne se préoccupent souvent pas assez de la manière dont cela se passe vraiment, sur le terrain.
Cette différence se voit dans les parcours de carrière. Pour devenir un patron, il faut normalement avoir commencé sur le terrain et avoir dirigé un petit centre de profit, comme on dit si joliment( !). J’aimerais qu’avant de devenir très hauts fonctionnaires, les jeunes à potentiel aillent faire leurs preuves sur le terrain, par exemple dans un établissement scolaire ou hospitalier.
Maintenant, comment donner l’habitude de penser aux cadres du privé, c’est une autre question ! Mais ce n’est pas dans l’entreprise qu’ils vont l’apprendre, pour tout un tas de raisons (ce n’est pas pour autant jugé comme un inconvénient !) : c’est donc à l’école (et pourquoi pas dans le formation permanente) qu’il faut le faire. Après, ce sera à eux de se prendre en main : la première formation permanente d’un consultant, ce devrait être de participer à des colloques et de lire (des livres d’intellectuels et des blogs de qualité), enfin tout ce qui donne à penser !
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