L’invasion de l’émotif et de l’affectif dans la politique et l’histoire ; c’est ainsi qu’on peut caractériser certaines des dernières interventions de N Sarkozy. Cela peut agacer certains, moi le premier, mais est-ce si nouveau et si spécifique à notre président ?
Il est normal de conjuguer émotion et raison
Mes amis communards font profession sur leur blog de raisonner avant de faire parler leurs sentiments (ou de justifier leurs sentiments par des raisonnements), et je ne déroge pas à la règle. Mais une réflexion politique uniquement basée sur le raisonnement pourrait elle être humaniste ? On pourrait s’interroger de même sur une politique qui ne serait que le fruit des passions !
Après tout, quand on dit d’un orateur qu’il est capable d’enflammer un auditoire, on dit bien qu’il est capable de susciter de l’émotion. Et on demande aux hommes politiques, pour réussir, d’être ce type d’orateur, selon des formes qui ont bien sûr varié avec les moyens de communication : il est loin le temps des Jaurès par exemple et il faut savoir faire avec la télévision.
Les formations à la prise de parole en public insistent sur la nécessité de concilier trois registres ; celui de la raison, celui des sentiments et celui des exemples. On ne voit pas pourquoi les hommes politiques se priveraient de faire ce qu’on recommande à tout le monde.
Et pourtant !
Et pourtant, il me semble effectivement que l’appel à l’émotion est beaucoup plus fort aujourd’hui qu’hier
La raison l’emportait hier
Certes Giscard d’Estaing avait été élu en 1974 notamment en déclarant à François Mitterrand « vous n’avez pas le monopole du cœur » et ce dernier avait pris sa revanche 7 ans après en se servant des diamants de Bokassa. Mais c’était très loin de faire l’essentiel de leurs discours, et surtout leur posture générale était celle de la raison.
Certes Jacques Chirac savait taper sur le cul des vaches et faire les promesses que les guignols avaient caricaturées dans « putain, deux ans ! ». Sans compter ses allusions aux bruits et aux odeurs. Mais globalement, il restait lui aussi dans le régime de la raison.
Même Jean Marie Le Pen, dont le message de base s’appuie sur le rejet de l’autre et qui n’a jamais laissé passé une occasion de faire de la provocation, avait aussi des discours et des arguments très raisonnés (bien qu’extraordinairement biaisés).
Et bien sur, on ne peut reprocher aux Juppé, Delors et autre Jospin d’être en priorité dans le registre de l’émotion !
Les passions prennent aujourd’hui le dessus
Mais les choses ont insensiblement changé depuis quelques années. Et pour moi, le vrai tournant se situe en 2005.
La campagne référendaire a été marquée, de la part essentiellement des partisans du non, par des arguments plus irrationnels les uns que les autres. A écouter certains, si le oui l’emportait, le SMIC et le droit à l’avortement étaient supprimés dans le jour qui suivrait !
Quelques jours avant le scrutin, Arlette Chabot réunissait 4 partisans du oui et autant du non et on voyait D Cohn Bendit accuser violemment de menteur P De Villiers, qui prétendait que le texte prévoyait l’entrée de la Turquie : cela résumait parfaitement le climat de la campagne, pendant laquelle l’appel aux passions et émotions l’avait largement emporté sur l’appel à la raison.
Dans la foulée, Jacques Chirac nommait Dominique De Villepin à Matignon. Quelle meilleure preuve du basculement vers l’émotion que le choix de donner les rênes du gouvernement à un poète ? Place aux envolées lyriques !
Il ne faut donc pas s’étonner de constater que deux ans plus tard les principaux candidats privilégient l’émotion. Et même que les principaux partis aient sélectionné sur ce critère leurs candidats.
Les candidats de 2007 jouent sur les passions
Nicolas Sarkozy a été désigné sans coup férir candidat du parti qu’il dirigeait déjà depuis quelques temps et qui avait été pourtant construit par et pour Alain Juppé. Avec l’impossibilité politique pour se dernier de se présenter (suite à sa condamnation) disparaissait le seul personnage qui pouvait lui disputer la place. Les militants ont suivi celui qui par son activisme forcené leur paraissait capable de sortir de l’immobilisme que J Chirac avait fini par incarner. Etait ce préférer celui qui maniait d’abord l’émotion (Sarkozy) plutôt que celui qui utilisait la raison (Juppé ?). Sans doute en partie, les déclarations de celui qui était à l’époque le ministre de l’intérieur sur la responsabilité d’un juge qui n’avait pourtant fait qu’appliquer la loi étant bien là pour toucher la corde sensible de la sécurité. Mais on n’était pas dans le pathos du parrainage des enfants juifs par les classes de CM2
Le PS était, au moment de désigner son candidat, le lieu de disputes internes graves. Depuis plusieurs années, avec le congrès du Mans mais surtout avec la campagne référendaire, le climat dans chaque section était devenu détestable, au point dans certains cas qu’on en vienne aux coups. Laurent Fabius avait fait un choix qui semblait donner la priorité à la démagogie sur les convictions personnelles. Le discours d’expert de DSK ne suffisait pas à dépasser les divisions internes. Il est probable que la première motivation à suivre Ségolène Royal, outre le fait que ce soit une femme, était dans la possibilité de sortir des logiques de clans et de bagarre entre éléphants qui minaient le parti. De ce coté là, il faut constater que le choix n’a pas été mauvais : la candidate a remis en cause certains à priori du parti et le jeu des luttes de pouvoir a été complètement renouvelé.
Mais on a très vite pu constater, qu’au-delà d’un processus bienvenu d’écoute des militants et non militants, la candidate mettait en avant un discours, sur les valeurs par exemple, qui donnait une importance démesurée à l’affectif, à l’émotion. Découvrir un jour que sa première motivation était de se venger de la trahison de son compagnon n’était qu’une cerise sur le gâteau. Qu’on est pu s’interroger sur une forme de mysticisme de sa part en dit long sur la part de l’émotion dans ces discours et son comportement.
Troisième au final, François Bayrou peut-il lui aussi être classé dans la catégorie des hommes politiques qui se placent en priorité sur le plan affectif ? Lui qui en 2002 a du le tiers de ses voix à la gifle donnée d’instinct à un gamin qui lui faisait les poches ?
L’homme est l’héritier d’une tradition qui se veut raisonnable. La droite orléaniste à laquelle René Rémond rattacherait certainement l’UDF voulait un gouvernement de la raison à l’opposé des débordements et des passions révolutionnaires. Plus près de nous, le fondateur de l’UDF justifiait du choix de Raymond Barre parce qu’il s’agissait « du meilleur économiste de France ». Le parti des notables était aussi celui des technocrates, loin des mythes gaulliens.
En réclamant une grande coalition entre les démocrates de droite et de gauche, F Bayrou ne renie pas les « deux français sur trois » d’un Giscard d’Estaing. Mais en se focalisant sur la question de la démocratie et surtout en s’imaginant un destin national inéluctable, il finit par construire un mythe. Le départ progressif d’une grande partie des cadres de l’UDF montre qu’il est progressivement sorti de la tradition centriste, ce que confirme un discours qui abandonne cette référence, choix qui peut être de l’ordre de la raison. La manière dont il fustige les « traîtres » est clairement de l’ordre des passions.
Le fait que les trois premiers de la dernière présidentielle soient plus sur le registre de l’émotion que leurs prédécesseurs ne peut être le résultat du seul hasard. Dans la mesure où ils veulent sortir de l’immobilisme précédent, ce registre est sans doute indispensable. Il s’explique aussi par la situation du pays.
La raison n’est plus entendable quand le revenu diminue
Gary Bobo et son équipe ont montré que les professeurs certifiés avaient perdu plus de 15% de leur revenu (à ancienneté égale) en 25 ans. Ce cas est emblématique d’une bonne partie des classes moyennes, ce qui m’a permis d’affirmer que l’ascenseur social n’est pas bloqué, il descend.
Les classes les plus populaires, en tous les cas les 20% des français qui ont le revenu le plus faible, ont, nous dit l’INSEE, vu passer leurs dépenses contraintes d’un peu plus de 50% de leur revenu à 75%, entre 2001 et 2006 : leurs dépenses non contraintes ont presque été divisées par deux.
Les gagnants sont d’abord les rentiers : les taux d’intérêt réels étaient négatifs jusqu’au début des années 80, ce n’est plus vrai du tout depuis. Les autres gagnants sont les retraités, qui n’en sont plus à la situation décrite par P Perret dans « cuisse de mouche ». Le patrimoine appartenant plutôt aux vieux qu’aux jeunes, c’est une véritable injustice intergénérationnelle qui s’est installée.
Tout cela produit de la détresse, de l’exaspération ou du rejet : on n’est plus dans le registre de la raison
On ne peut pas continuer ainsi mais les politiques semblent se révéler incapables de conduire les changements, parce qu’eux même font partie des gagnants, qu’ils ont eux même beaucoup à perdre. La nomination de Ségolène Royal comme candidate, c’est aussi la victoire des sympathisants contre une partie des cadres du PS. Le MODEM est aussi une certaine prise de pouvoir des nouvelles générations.
Mais quand ceux qui devraient incarner la raison ne font que pratiquer l’immobilisme, comment s’étonner que les passions se déchaînent ?
Le cas particulier de Sarkozy
Au-delà de ses évolutions générales, il y a des spécificités propres au président de la République.
D’abord un activisme et un refus de s’enfermer dans la dignité d’une posture présidentielle qui lui permettent de lancer un « casse toi » au salon de l’agriculture. On est dans le style volontiers provocateur (qui pousse aux réactions émotives) mais ce style n’est il que de la forme ou reflète t-il les convictions ?
Ensuite une volonté de remise en cause à la fois profonde et large de la société. Dans ce domaine, il n’y a qu’une comparaison possible, celle avec la gauche de 1981 qui voulait changer la vie.
La réaction des opposants à N Sarkozy est depuis déjà un bon moment marquée par le feu des passions.
Ce n’est certainement pas ce dont notre pays à besoin ! Face au déferlement des passions, à la tentation de se faire aveugler par les émotions, il faut faire entendre, non pas la voix de la raison (comme si elle était unique !) mais des voix raisonnables.
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