Alors que les trente glorieuses marquaient le triomphe des pratiques keynésiennes, nous assistons depuis trente ans à ce qui ressemble bien à une destruction systématique de ce qui a été fait précédemment et à une financiarisation de plus en plus forte de notre économie;
Mais avant d’examiner ce qui se passe depuis trente ans, revenons quelques instants sur l’idée avancée par Michel Rocard, selon laquelle Keynes est le symbole d’un monde qui ne connaît plus ces crises économiques synonymes de malheurs et si défavorables aux plus faibles. Il faut pour cela distinguer le niveau du fonctionnement international et celui du règlement des crises conjoncturelles.
La guerre de 1914 a épuisé les ressources des principaux psays européens et les a profondément endettés, ne leur permettant plus de conserver la convertibilité en or de leur monnaie, ou les amenant à s’épuiser à essayer de la rétablir. Les désordres consécutifs à la crise de 1929 ont été terribles dans de nombreux pays. Au contraire, les accords de Bretton Woods en 1944, s’ils consacrent la suprématie de l’économie américaine, installent pour une génération un système stable au niveau international.
L’idée de Keynes de traiter les crises conjoncturelles par une relance de la demande peut expliquer la forte croissance des trente glorieuses en France; Elle y a peut être contribué, mais surtout, ces années ont été celles du rattrapage du niveau de vie, le même rattrapage qui explique la croissance de l’Allemagne à la même époque, puis celles du Japon, de la Corée du Sud, de la Chine et enfin de l’Inde maintenant. Dans le même temps, les U.S.A. ont connu plusieurs récessions. Or les choix de la période que nous connaissons maintenant vont coïncider avec des périodes de croissance les plus longues dans les pays anglo-saxons: on ne peut donc affirmer que sur ce point les systèmes actuels soient moins efficaces que les précédents, même si les contextes ne sont pas évidemment comparable et que le pilotage de l’économie se fait à la fois par l’offre de monnaie et l’ajustement budgétaire
D’autre part, ces trente glorieuses ont été très favorable à la clientèle habituelle de la gauche, les salariés du public et du privé et en particulier les ouvriers. Ceux là ont connu une amélioration continue de leur pouvoir d’achat et une forte hausse de leurs effectifs, synonymes de stabilité de l’emploi ou de facilité à changer d’employeur. Dans le même temps, les agriculteurs, les petits commerçants et les artisans, souffraient au contraire, avec une diminution de leurs effectifs et pour certains de leurs revenus. Il est vrai que ces catégories votent généralement à droite, comme l’a encore montré le scrutin présidentiel. Le phénomène poujadiste a révélé la crise de ces petits commerçants et artisans, comme trente ans plus tard le vote Le Pen (élu la première fois dans la vague poujadiste) a révélé les conséquences politiques de la crise des vielles industries.
Depuis le début des années 70, le keynésianisme est effectivement remis en cause, tant du point de vue théorique que pratique. Les monétaristes démontrent que la crise de 29 est le résultat d’une réduction de la masse monétaire, fruit d’une mauvaise gestion par la banque centrale américaine : les crises successives, notamment dans les pays émergents, donneront dorénavant lieu à une ouverture des vannes du crédit au niveau mondial.
La potion keynésienne (mal utilisée?) de résolution des crises par le déficit de l’État trouve sa limite dans l’inflation de plus en plus forte, en France comme aux États-Unis (mais pas en Allemagne qui garde le souvenir des années 20). Les États-Unis doivent solder les comptes des dépenses de la guerre du Vietnam : la dévaluation du dollar en 1971 se conjugue à la fin de sa convertibilité en or, c’est une des bases fondamentales des accords de Brettons Wood qui disparaît. Au début des années 1980, la banque centrale américaine fait monter fortement les taux d’intérêt jusqu’à tuer l’inflation, ouvrant la voie à une période de forte croissance pour le pays.
En France, la gauche enfin arrivée au pouvoir constate à ses dépens que la relance par la demande profite essentiellement à nos voisins et creuse le déficit extérieur, d’autant plus que la partage de la valeur ajoutée devenu extrêmement favorable aux salariés laisse les entreprises exsangues et incapable d’investir et d’innover. La politique de rigueur menée sous l’égide de Mauroy et Delors permettra de rétablir les équilibres et de tordre le cou pour longtemps à l’inflation, à l’instar de ce qui se passe dans le reste du monde développé.
C’est cette même gauche qui dans les années 90 suit les conseils de Trichet pour organiser la dérégulation financière; Celle-ci a été amorcée d’une certaine manière par R Barre quand il a libéré la capacité pour les résidents français de changer de l’argent ou d’en envoyer à l’étranger; mais les pratiques françaises ne font qu’imiter une évolution internationale
Pour limiter l’effet jugé néfaste des changes flottants, les pays du marché commun instituent avec Giscard le SME (serpent monétaire européen) qui préfigure le traité de Maastricht et le passage à l’euro. Celui-ci est vu par certains comme une victoire contre les désordres financiers et l’instabilité des changes, par d’autres au contraire comme une capitulation contre les régulations monétaires symbolisées par l’indépendance de la BCE.
En 2000, l’Union Européenne adopte la stratégie de Lisbonne, consistant à développer une offre haut de gamme grâce au développement de l’innovation, par l’augmentation des dépenses de recherche et le développement, pour valoriser le haut niveau de compétences des travailleurs européens. Il s’agit bien d’une stratégie économique structurelle basée sur l’amélioration de l’offre. Les statuts de la BCE l’incite à privilégier la lutte contre l’inflation, de manière à assurer des taux à long terme le plus bas possible, et favoriser ainsi l’investissement. Là aussi, la logique de la croissance de l’investissement à long terme a pris le pas sur l’accroissement de la consommation à court terme.
Les français sont longs à comprendre ces changements. La plupart de leurs dirigeants confondent encouragement conjoncturel de la demande (la logique keynésienne du déficit utile en période de récession) et encouragement permanent: c’est ainsi que l’histoire de la cagnotte (lancée par Chirac en 1999) peut amener le gouvernement Jospin et notre pays à faire de la relance budgétaire en pleine période de surchauffe économique! Alors que la demande intérieure est le seul facteur à tirer la croissance économique (l’investissement et la demande extérieure, les exportations ne suivent pas) de nombreux politiques ou commentateurs suggèrent d’augmenter les dépenses ou les salaires « pour relancer la croissance ».
Mais la financiarisation de la société, c’est aussi la forte circulation des capitaux qui empêchent de les taxer fortement et pousse même dans ce domaine au moins disant fiscal. C’est aussi des actionnaires qui reprennent dans l’entreprise le pouvoir qu’ils avaient abandonné aux managers dans la période précédente, et qui associent ces même managers à leurs intérêt, par les stocks options notamment, aboutissant à une forte augmentation de la rémunération des dirigeants, aux US et en France. Ces mêmes actionnaires réclament contre tout bon sens une rémunération de 15%, accélérant les restructurations
Contre cette tendance qui va apparemment à l’encontre des intérêts des salariés, le pouvoir étatique ne semble pas pouvoir grand-chose et nos voisins européens ne semblent pas prêts à agir au niveau européen, si tant est que ce niveau soit suffisant pour lutter contre une tendance mondiale
Nota: mon titre est provocateur et on lira avec intérêt le commentaire d'Elessar, bien plus compétent que moi sur la question. Mon intention était de souligner, comme je l'ai fait à propos de Ford et que je le ferais à propos de Beveridge dans un billet suivant, que le monde a changé et qu'on ne peut se contenter de penser comme il y a 40 ans
La suite ici
Les commentaires récents