C’est reparti pour la conduite du
changement!
Mon nouvel exemple se passe dans la même entreprise que le précédent (il est à peu prés aussi ancien) mais cette fois dans un atelier de production et de réparation technique, avec des machines d‘usinage ou de fraisage notamment. Cet établissement était à l’époque considéré comme enfermé dans ses habitudes, malgré de récentes nouveautés techniques pour le TGV.
Le
meilleur symbole de cet enfermement dans le passé était le chef d’établissement
lui-même qui avait commencé comme apprenti sur le site et y avait passé toute
sa carrière. Autant dire qu’un tel déroulement de carrière ne lui avait guère
donné l’occasion de rencontrer des situations différentes, des modes
d’organisation originaux. Il était le symbole d’une époque morte avec le post
taylorisme, celle ou l’expérience de ce qui s’était passé avant était une
compétence essentielle.
Le
directeur régional voulait faire bouger l’établissement et le faire progresser
en qualité, en productivité, en coûts, en sécurité (dans tous ces domaines, les
résultats étaient au mieux médiocres). Il considérait que c’était un enjeu de
survie à moyen terme pour l’établissement, qui avait besoin d’investir et ne
pouvait l’obtenir avec de mauvais résultats économiques et techniques. Il
voulait profiter du départ en retraite du chef d’établissement et de son
remplacement par une personne venant d’un autre établissement, beaucoup plus
jeune.
Nous
avons eu la chance de pouvoir faire sur ce projet une phase d’écoute préalable,
avant le changement de responsable. Nous avons ainsi rencontré les chefs de
secteurs et leurs adjoints, ainsi que plusieurs groupes d’agents ou de maîtrise
ainsi que les organisations syndicales. Objectif: vérifier que les objectifs du
projet (progresser en efficacité, qualité, sécurité, communication) étaient les
bons et écouter les personnes rencontrées sur ce qu’elles avaient à dire de
l’établissement.
Cette
phase d’écoute nous a montré que les objectifs étaient acceptés et que les
équipes étaient prêtes à une démarche participative (avec l’attitude fréquente
à ce sujet: on est sceptique, on cite des échecs précédents, mais on aimerait
que cela marche). Du coté syndical, la CGT, précédemment dominante, était
nettement affaiblie du fait que le leader n’était plus sur place. La CFDT était
dans la situation inverse avec un leader assez jeune et écouté, et une adhésion
(notamment au sein de la maîtrise) des plus modernes (ceux qui avaient
travaillé ailleurs, dans un autre établissement ou dans le privé).
Par
contre, les chefs de secteurs coté production étaient nettement sceptiques,
considérant qu’il fallait continuer comme avant. Évidemment, ils vivaient
l’annonce du projet comme une remise en cause de leurs pratiques. Mais ils
n’osaient pas aller officiellement contre la demande du directeur régional.
Seul, l’un d’entre eux, représentant local de la CGC (et à ce titre salarié
protégé) montrait plus clairement de l’opposition. Les chefs de secteurs
fonctionnels avaient une position plus neutre.
De
leurs coté, les adjoints des chefs de secteurs étaient globalement demandeurs
de changement. Ils étaient plus jeunes et avaient des idées qu’ils n’arrivaient
pas à faire passer. L’adjoint du chef d’établissement, en même temps chef d’un
service fonctionnel, était lui aussi sur une position neutre. Assez jeune, il
était surtout « bon soldat », attaché à son entreprise et considérant
le directeur régional comme légitime, mais sans beaucoup d’imagination.
Nous avons donc proposé de créer un comité de pilotage autour du chef d’établissement et des chefs de secteurs et un groupe projet, avec l’adjoint du chef d’établissement comme chef de projet et les adjoints de chefs de secteurs comme membres. Le but, clairement expliqué au directeur régional et au nouveau chef d’établissement, était de s’appuyer sur les adjoints demandeurs de changement au travers du groupe projet (réuni régulièrement), pour ensuite coincer les chefs de secteurs résistants au changement, au sein du comité de pilotage (ayant un rôle d’orientation mais se réunissant peu) entre le chef d’établissement et le groupe projet. La méthode s’est révélée parfaitement efficace, d’autant qu’avec le temps, un chef de secteur partant en retraite, puis deux, ont été remplacés par leur adjoint.
Lors
de la présentation de la proposition de nouveau schéma d’organisation
(parfaitement révolutionnaire, (avec notamment une division par deux du nombre
de niveaux hiérarchiques et des techniciens fonctionnels intégrés dans les secteurs
de production), proposé par le groupe projet (en réalité conçu en cours de
réunion par le consultant) seul le délégué CGC se prononcera contre au sein du
comité de pilotage, une partie des chefs de secteurs (essentiellement chez les
fonctionnels) étant vraiment convaincus, les autres laissant faire.
Mais
bien sûr, avant cela, nous sommes passés par une logique de ce que nous
appelons diagnostic partagé (dénomination parfaitement galvaudée depuis!).
La
démarche de diagnostic partagé s’est déroulée en deux temps: une phase
d’analyse menée par les consultants puis, à partir de cette analyse, une phase
de partage du diagnostic.
L’analyse
porte évidemment sur les points définis au départ comme étant les thèmes du projet. Dans un projet
classique, le diagnostic va consister à comparer ce qu’est le projet avec les
caractéristiques de l’existant; le projet lui-même, en particulier s’il s’agit
d’un investissement matériel ou informatique, est porteur de changement. Le
diagnostic nous montrera à quelles conditions (éventuellement de modifications
du contenu) le projet peut réussir; mais il nous montrera aussi des éléments du
fonctionnement actuels qui sont peu satisfaisants et qui peuvent être améliorés
à l’occasion du projet; C’est pourquoi on parle de projet enrichi.
Au-delà
des facteurs liés au projet lui-même, la volonté de changement peut venir des
insatisfactions des acteurs par rapport au fonctionnement actuel. Faire
ressortir ces insatisfactions est donc un moyen pour mobiliser les acteurs vers
le changement. Un moyen à prendre avec précautions: si le changement ne se
produit pas, on aura surtout généré de la frustration!
Dans
le cas de notre atelier, il n’y avait pas de raison externe de changer (la
menace de fermeture aurait pu en être une mais elle n’était pas annoncé en ces
termes). Il fallait donc partir du fonctionnement, d’où une démarche de
diagnostic assez lourde et une analyse qui part des réalités du travail et de
son organisation. L’enjeu est de faire ressortir des raisons de changer et de
les faire porter par les acteurs.
L’analyse
part donc de la réalité du travail : le travail requis (c’est-à-dire tel qu’il
est défini par l’organisation et la hiérarchie), le travail réel (ce que l’on
peut observer) et le travail raconté (le point de vue des acteurs). La
comparaison entre ces trois approches est bien sûr riche d’enseignements!
Mais
l’analyse est précédée d’un temps de communication, au comité d’entreprise, à
l’encadrement et à l’ensemble du personnel, pour expliquer les objectifs du projets
et ses modalités, en particulier le choix des personnes qui vont être associées
plus directement, à travers les entretiens individuels et collectifs ou les
groupes de partage.
Le
premier critère, c’est la représentativité des acteurs. Puisque nous partons du
travail et de son organisation, ce sont les différentes situations de travail
qui vont créer les différents acteurs. Nos interlocuteurs nous parlent d’au
moins une centaine de métiers différents mais nous les regrouperons en 6
situations de travail ouvrier; la réaction positive des groupes d’entretien
collectifs par situation de travail, à la présentation du résultat des
observations montrera que nous avions raison.
Chaque
situation fait l’objet de deux observations participatives de 4 heures chacune et d’un entretien
collectif de validation. Ce sont donc généralement 5 personnes à trouver par
situation. Nous allons pouvoir tenir compte d’un autre critère dont nous avons
déjà compris qu’il était important sur le site, celui des secteurs de production;
il y en a 4, assez cloisonnés entre eux. On n’y trouve pas à chaque fois les 6
situations de travail mais nous pouvons réaliser un savant mélange. Dans le
cadre de ces critères affichés, nous faisons appel au volontariat; le chef
d’établissement veillera aussi à ce que les différentes sensibilités syndicales
présentes sur le site soient représentés (par des adhérents et non des élus,
dont l’association passe par le CE).
Nous
rencontrons aussi des cadres et des membres de la maîtrise, dans une logique de
représentativité des services. C’est aussi l’occasion de recueillir des
documents et les chiffres utiles.
Le résultat de notre analyse est présenté à 4 groupes homogènes par catégorie d’acteurs: 2 groupes d’ouvriers, un groupe de maîtrise et le groupe projet qui tient lieu de groupe de cadres. Dans chacun des groupes ouvriers, chacune des 6 situations de travail est représentée. Les groupes sont homogènes pour faciliter la distanciation et l’écoute. Le choix de doubler la représentation des ouvriers permettait que chacun connaisse un membre d’un groupe et qu’ils aient plus de poids face à d’autres acteurs plus habitués à s’exprimer en réunion.
Lors
de la présentation, chaque acteur va entendre des choses qui vont lui montrer
qu’il a été entendu, il va retrouver son point de vue; mais il va aussi
retrouver les points de vue des autres acteurs, parfois différents du sien
évidemment. La présentation par un tiers de ces autres points de vue, l’absence
des acteurs correspondants, permettent de rester dans l’explication sans avoir
à entrer dans une attitude négative ou de la justification. Les documents
présentés sont bien sur identiques pour chaque groupe mais le temps passé, les
commentaires, dépendront des groupes et des questions posées.
Cette
appropriation en parallèle de l’analyse du consultant, va permettre de passe à
l’étape du groupe mixte. Celui-ci est composé de deux représentants de chacun
des quatre groupes homogènes qui vont pouvoir confronter leurs avis. La
deuxième réunion des groupes homogènes a consisté à partager à tous les
remarques faites par chacun des groupes (qui ont conduit à enrichir
l’analyse) et à faire classer par ordre d’importance les différents points de
la synthèse faite par le consultant. On passe ici de l’analyse au diagnostic,
qui consiste à donner du sens à ce qu’on a vu en faisant ressortir les points
principaux, et en mettant en évidence les causes profondes de la situation;
Le
groupe mixte est l’occasion pour les représentants des groupes homogènes, de
confronter leurs avis (ils n’ont pas fait le même classement) et de faire
apparaître les points de consensus et de divergence. Dans ce cas précis,
l’exercice mené en deux réunions pour que chacun ait le temps de comprendre les
autres, aboutit à un diagnostic commun.
Le
point qui est mis en tête par le groupe, est le fonctionnement lent et lourd de
l’organisation. Ce jugement permettra de modifier en profondeur la structure
pour accélérer les relations et le travail ensemble. Un mot à ce sujet :
ce n’est évidemment pas le changement de structures qui fait les changements de
fonctionnement et de relations de travail. C’est la démarche de changement qui
l’a permis. Mais le schéma d’organisation aura été un outil d’échange et de représentation
de ce vers où le groupe projet prévoyait d’aller. Et le changement de structure
permet de maintenir dans le temps les changements de fonctionnement.
Le
deuxième point porte sur la qualité. Ce sujet était porteur de conflit, la
direction estimant que l’établissement avait un gros problème de qualité et les
ouvriers refusant ce jugement. Le consultant fait distinguer deux faces de la
qualité. Le premier sera appelé la qualité technique, avec notamment le respect
des côtes demandées. Les ouvriers sont très sensibles à cette qualité là, qui renvoie
à leur savoir faire professionnel, à leur métier, à leur diplôme. Dans ce
domaine, le groupe mixte s’accorde pour dire que l’établissement fait plutôt de
la sur qualité (le dixième de mm quand le millimètre suffit). Cette
reconnaissance satisfait la logique de l’honneur des ouvriers qui du coup
peuvent entendre que la qualité de service (le rangement du matériel pour
envoi, la liste des objets, le délai, la communication avec le client (interne)
laisse largement à désirer.
Par
la suite et pour améliorer ce point, un groupe de travail est constitué pour
aller écouter les clients; le groupe ayant considéré que c’était l’occasion de
leur présenter l’établissement, il décide au préalable de réaliser une
plaquette. La phase d’écoute est un vrai succès et le groupe revient avec de
nombreux points à traiter; tout cela aura duré un an, pendant laquelle peu
d’actions sont menées sur le terrain en attendant les résultats de l’enquête.
Et pourtant, pendant ce laps de temps, les défauts qualité remontant des clients
sont divisés par 4! La prise conscience du problème a profondément changé les
comportements.
Un
autre sujet porte sur la sécurité. Le jugement est sévère puisqu’il est dit que
ce n’est une préoccupation pour personne; le fait que le casque de chantier ne
soit pas porté est donné comme un exemple de la situation. Un mois après la
diffusion du résultat du diagnostic, le chef d’établissement publie une note
décidant qu’à partir du premier du mois suivant, le casque doit être porté par
tous. La note est appliquée sans problème. Quand on connaît l’efficacité de la
diffusion d’une note sur les comportements, on comprend à quel point le
diagnostic a été approprié!
Le
diagnostic a en effet été présenté à tous en deux temps: l’analyse du
consultant par les membres des groupes homogènes puis le diagnostic partagé
final par les membres du groupe mixte. Les même présentations ont été faites au
CE et au comité de pilotage.
Comme on le comprend dans la description, les chefs de secteur représentent un acteur qui est habituellement au cœur de la réflexion et qui cette fois ci a été traité a égalité avec d’autres acteurs comme le CE ou les salariés, alors que le groupe projet était privilégié. Le comité de pilotage et surtout ses membres n’ont ainsi pas pu user de leur autorité pour défendre le système existant. Quand le diagnostic leur a été présenté, ils se sont trouvés coincés pour le contester: il reposait sur un certain nombre de faits observés, il avait été légitimé par l’ensemble des autres acteurs et il était défendu par le chef d’établissement et son adjoint!
Le
fait que les cadres supérieurs soient les principaux freins au changement est
assez fréquent, d’une part parce que souvent ils ont plus ou moins mis en place
le système existant, d’autre part parce que souvent ils en profitent en terme
de pouvoir.
La suite n’a bien sûr pas été facile, avec diverses contraintes comme celle du statut, les intérêts des uns et des autres, le contexte général d’attente d’un investissement. Mais le mouvement a été lancé, et fortement lancé!
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